‘Rabia’: Les Frères musulmans et la fabrication du statut de victime… Témoignage d’une écrivaine depuis le cœur de l’événement
Chaque année à cette période, les Frères musulmans commémorent la dispersion du sit-in de Rabia-El-Adaouïa en août 2013, un événement auquel le groupe a participé, consciemment ou non, se retrouvant à la fois victime et coupable.
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Comme à leur habitude, le groupe n’a jamais reconnu qu’elle avait contribué d’une quelconque manière aux événements et à leur dénouement par des erreurs et des pratiques délibérées. Au contraire, depuis le début du sit-in, elle s’est efforcée de créer un statut de victime pour ajouter à la liste des plaintes historiques qui lui permettent de survivre, de continuer, et d’attirer plus de sympathie, de soutien et d’adhérents.
Nous avons entre les mains le témoignage de la journaliste et écrivaine Fayrouz Abdelaziz, qui a participé au sit-in de Rabia en tant que manifestante. Elle l’a consigné dans un livre intitulé » Rabia-El-Adaouïa: Une bataille entre l’État et la place », publié en 2014. Elle a vécu parmi les manifestants jour et nuit pour mieux les connaître, comprendre comment ils réfléchissent, comment ils voient les événements, eux-mêmes et les autres.
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Elle rapporte de nombreux détails qui n’ont pas été montrés par les médias des Frères musulmans, offrant ainsi une autre perspective, peut-être plus proche de la vérité que beaucoup ignorent. En se plongeant dans l’expérience, il devient évident comment le groupe a contribué à façonner l’événement, et comment certaines de ses pratiques ont mené à ce dénouement, que ce soit avant ou après le 3 juillet.
Rejet de la solution politique avant le 3 juillet
L’auteure commence par dire : « Avant de me rendre sur la place Rabia-El-Adaouïa, j’avais des rêves naïfs, croyant que la nation pouvait accueillir tout le monde, et que tout le mal venait des étrangers… Une semaine après mon arrivée dans le sit-in, j’ai compris que le mal se cachait dans les entrailles mêmes de la patrie, dissimulé sous le manteau de la vertu… Je regardais les visages de ceux forcés à rester à Rabia, soit à cause d’un lavage de cerveau, soit par nécessité et pauvreté, espérant qu’ils en sortiraient sans que leur sang ne serve à maintenir les Frères musulmans au pouvoir… Mais l’intensité de la crise ne pouvait être résolue qu’avec un miracle, où les dirigeants des Frères ordonneraient à leurs adeptes de quitter la place et de rentrer chez eux pour entamer des négociations. »
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Cela se passait avant le 3 juillet, date à laquelle les Frères musulmans avaient déjà commencé leur sit-in depuis une semaine. Mais les espoirs de l’auteure ne se sont bien sûr pas concrétisés, car les Frères, alors au pouvoir, n’ont pas pris en compte les raisons objectives expliquant leur popularité initiale, popularité qui avait diminué en raison de leurs erreurs et de celles de la mouvance islamique après la révolution de janvier. Le groupe n’a pas compris qu’il y avait une grave crise politique nécessitant des solutions politiques. Ils n’ont pas non plus compris que leur nature et leurs objectifs effrayaient la population face à leur emprise sur le pouvoir dans un pays comme l’Égypte. Par conséquent, ils ont refusé toute modification de leur projet, ce qui a conduit à une volonté de les empêcher de rester au pouvoir. Cependant, le groupe n’a rien compris à cela et a vu l’affaire comme un complot contre l’islam, interne et externe, s’enfermant dans la lutte et refusant tout compromis !
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L’auteure décrit cette situation ainsi : « J’attendais de pouvoir négocier, certaine que la complexité de la situation politique ne pouvait être résolue que par des compromis des Frères musulmans. Je n’imaginais pas qu’ils seraient assez stupides pour préférer l’affrontement et tout perdre ». En effet, les Frères ont vu l’affrontement comme la seule option, refusant toute élection présidentielle anticipée. L’auteure décrit comment les manifestants voyaient les opposants comme des laïcs infidèles, ne parlant que de rester au pouvoir des dizaines d’années et de réduire les opposants à néant.
Le choc et la perpétuation de l’illusion
Jusqu’à l’annonce de la destitution de Mohamed Morsi, le groupe ne parvenait pas à saisir la réalité, encore moins après la feuille de route du 3 juillet. La prise de pouvoir avait été le rêve tant attendu. Après cela, ils ont créé une illusion qu’ils ont implantée dans l’esprit de leurs membres, croyant qu’ils atteindraient une « étape de domination » et que tout allait se résoudre selon leurs plans. Ils ont continué à croire à cette illusion jusqu’à l’affrontement final.
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L’auteure affirme que Safwat Hegazy a annoncé, depuis la tribune, une nouvelle escalade et la préparation de mouvements massifs pour ramener le président « kidnappé » au pouvoir. Elle évoque également une jeune fille, qui parlait lors du sit-in, expliquant que le monde entier soutenait le président Morsi et que les manifestants représentaient toutes les factions de la société, tandis que ceux qui sont sortis le 30 juin étaient en nombre inférieur par rapport aux protestataires de Rabia. Elle raconte aussi une femme décrivant le sit-in comme un « rassemblement divin », affirmant que Dieu envoyait des signes pour confirmer sa satisfaction envers les participants.
L’auteure décrit également des individus persuadés que la dispersion du sit-in n’aurait pas lieu, car les comités de sécurité présents empêcheraient toute intervention de la police. Parmi les slogans scandés par les manifestants, on pouvait entendre : « Ô Sabbahi, ô Hamdeen, nous continuons toujours… Morsi a encore 7 ans, et 8 pour Abu Ismail ».
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Conflit religieux :
Parmi les pratiques mises en œuvre par les Frères musulmans et les autres composantes de la mouvance islamiste participant au sit-in, qui ont contribué à l’escalade, figure la description du conflit comme un affrontement religieux, et non politique pouvant être résolu par des moyens politiques. Il s’agissait, selon eux, d’un conflit entre un camp qui représentait et défendait l’islam avec pour but d’établir un État islamique, et un autre camp qui s’opposait à l’islam et tentait de faire échouer ce projet. C’est ainsi que la nature du conflit a été dépeinte, les discours depuis la tribune, ainsi que les médias affiliés aux Frères musulmans, renforçaient cette idée. Les esprits des manifestants étaient donc préparés à cette bataille perçue comme un combat entre le bien et le mal, où chacun était prêt à sacrifier tout ce qu’il possédait.
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Cette perception a été renforcée par l’atmosphère spirituelle du sit-in, avec des prières, des veillées nocturnes et des jeûnes, en particulier parce qu’une grande partie du sit-in s’est déroulée pendant le mois de Ramadan. L’auteure explique qu’elle a été, à certains moments, inconsciemment influencée par cette atmosphère et les discours diffusés depuis la tribune, disant : « Je regardais autour de moi, et la foule était unie d’un seul cœur. Tout le monde pleurait, et sans m’en rendre compte, j’ai laissé tomber mon sac à mes pieds, mes pleurs se sont intensifiés et j’ai été saisie de tremblements, m’unissant à la foule sans même réfléchir à qui avait raison ou tort ». Elle mentionne de nombreux événements illustrant la manière dont les manifestants comprenaient le conflit à travers ce prisme, influencés par les discours de la tribune. Parmi ces discours, celui d’Osama Morsi, le fils de Mohammed Morsi, adressé à son père : « Va toi et ton Seigneur combattre, nous vous suivrons dans le combat… Nous prions le président de tenir bon, de savoir que Dieu est avec lui, et que nous sommes dans le camp de la vérité jusqu’à ce que Dieu en décide autrement ». Parmi les slogans scandés par les manifestants, on entendait également : « Islamique, islamique, malgré les laïcs ». L’auteure raconte aussi une femme qui donnait une leçon à un groupe de manifestantes, les encourageant à défendre l’islam en soutenant le président musulman jusqu’au martyre.
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Elle décrit aussi les prières où les participants invoquaient la victoire et la défaite du « tyran ». Les manifestants voyaient en Mohammed Morsi un « président prisonnier », qui, une fois libéré, établirait un État islamique fondé sur la justice. Un autre manifestant lui dit dans une conversation privée : « Tous les musulmans sortiront pour défendre leur religion et leur président ». Une femme dit à un groupe de jeunes filles que leur participation aux sit-ins et aux marches était un jihad pour Dieu, semblable à celui des hommes, et que l’anniversaire de la bataille de Badr, qui tombait ces jours-ci, signifiait que le petit groupe pouvait vaincre le plus grand, et que Dieu avait choisi ces jours bénis pour marquer l’histoire du jihad des Frères musulmans, qu’ils considéraient comme les successeurs des califes et des combattants pour l’islam. Elle raconte également un sermon donné par l’activiste islamique Hossam Abu El-Bukhari qui disait : « L’élimination des islamistes fait partie des fonctions des militaires.
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Il ne s’agit pas seulement de combattre les islamistes, mais bien de détruire l’idée islamique elle-même ». Elle mentionne enfin Mohamed El-Beltagy, qui déclara dans l’un de ses discours que les familles présentes au sit-in étaient là pour défendre l’islam et la légitimité du président élu. Une jeune femme lui dit également : « Je jure que la victoire est proche et que Dieu regarde cette foule avec fierté au milieu des anges… et que ce que nous faisons est le meilleur jihad pour Dieu et pour l’islam ».
Utilisation des événements pour attiser les manifestants :
Il y avait une stratégie mise en place par ceux qui dirigeaient le sit-in, qui consistait à exagérer certains événements pour attiser la colère des manifestants et maintenir l’esprit de résistance jusqu’à ce que leurs objectifs soient atteints.
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L’auteure mentionne que des images d’enfants tués étaient placardées sur la tribune, avec cette interrogation : « Je me demande si vraiment des enfants ont été tués dans l’incident ? ». Ces images étaient également disposées sur les côtés du chemin menant à l’hôpital de campagne, donnant l’impression que les manifestants sortaient d’une bataille. Un homme monta sur la tribune, ses vêtements tachés de sang, pour témoigner des événements et rapporter les dernières volontés de certaines victimes, qui lui avaient demandé de dire aux manifestants de ne pas quitter la place. L’auteure écrit : « Il était évident que son discours avait été préparé avant de monter sur scène ». Elle ajoute qu’après les événements de la Garde républicaine, Mohamed El-Beltagy joua un rôle important pour discréditer l’armée ce jour-là, en exagérant les faits au-delà de la réalité, et en implantant dans l’esprit des manifestants une image effrayante de l’adversaire à combattre.
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Selon elle, les Frères musulmans craignaient que les manifestants se dispersent après l’incident, et ils voulaient leur inculquer une image terrifiante de l’ennemi pour les maintenir unis. Beltagy élargit également le cercle des accusés en y incluant le Cheikh d’Al-Azhar et le Pape Tawadros, affirmant qu’ils soutenaient le coup d’État sur les cadavres des manifestants. Elle raconte aussi l’histoire d’une femme qui, soudainement, s’écria : « Par Dieu, ils m’ont dit que des voyous du Parti national à Shubra avaient arraché le voile d’une femme et l’avaient frappée dans la rue… Les Frères musulmans veillaient à répandre ce genre de nouvelles parmi les classes moins éduquées et les plus pauvres, pour leur faire croire que leur morale et leur foi étaient en danger, et que ceux qui avaient renversé Morsi voulaient propager la débauche ».
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Elle rapporte également que, après les événements sur la tribune, de petites pierres avaient été disposées autour des taches de sang, et trois jeunes hommes étaient là, demandant aux nouveaux arrivants de s’agenouiller pour embrasser la terre et sentir l’odeur du musc émanant du sang des martyrs. Elle décrit aussi une marche avec des cercueils, où les Frères musulmans scandaient des slogans. Tous ces événements ont eu un impact profond sur les manifestants, renforçant leur détermination à continuer le conflit.
L’Insistance sur l’Escalade et l’Affrontement
À travers de nombreuses observations, l’auteure se demande : « Mes émotions étaient très mitigées, j’étais compatissante envers les victimes et le sang versé, mais en colère contre les Frères musulmans. Pourquoi insistent-ils à entraîner l’armée dans des affrontements et la violence ? » Il était évident que le groupe et le reste du courant islamique participant à la gestion du sit-in voyaient la bataille comme étant à somme nulle, ne pouvant tolérer aucun compromis, mais plutôt insister pour poursuivre le conflit jusqu’à la fin, que ce soit par l’affrontement ou le retour à la situation d’avant le 3 juillet, quelles qu’en soient les conséquences.
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Plusieurs tentatives de médiation avaient été entreprises par diverses parties pour résoudre la crise dès son début, mais la vision du groupe du conflit comme étant religieux, ainsi que leur indifférence quant aux conséquences désastreuses de la poursuite de ce conflit, ont contribué au rejet de toutes ces tentatives.
L’auteure raconte : « Depuis quelques jours, les avions avaient pris l’habitude de survoler la place et de larguer des tracts demandant aux manifestants de lever le sit-in et de rentrer chez eux, avec la promesse de leur garantir protection et de ne pas les poursuivre, tandis que les dirigeants des Frères musulmans affirmaient aux manifestants que ces tracts étaient mensongers, les avertissant que la sécurité les traquerait dès leur sortie de la place. »
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Elle raconte également l’histoire d’une jeune fille qui a réagi à la demande de Sissi de lui donner un mandat pour affronter le terrorisme en disant : « Il demande un mandat pour tuer les gens à Rabia, mais nous restons ici et voulons qu’ils nous tuent. S’ils le veulent, qu’ils viennent nous rejoindre, et nous nous entretuerons. » Un autre jeune homme disait : « J’ai entendu très clairement une voix derrière moi parler d’une bataille qui se préparerait dans les heures à venir pour remettre le président à sa place. » Une autre femme affirmait qu’il y avait des instructions quasi explicites pour quitter la place après la rupture du jeûne et ne revenir qu’avec le président, et que son mari participerait à une marche vers Ramsès pour bloquer les routes et paralyser le pays, assurant ainsi le retour du président dans quelques heures, au plus tard demain.
Les Frères musulmans insistaient également pour que les femmes et les enfants restent dans le sit-in, même après plusieurs événements violents comme ceux de la Garde républicaine et de la Plateforme, et malgré l’augmentation des risques de dispersion du sit-in. L’auteure précise : « Ils offraient des cadeaux et des vêtements aux enfants pour la fête de l’Aïd à ceux qui restaient dans la place. » Dans les jours précédant de peu la dispersion du sit-in, il était clair que les Frères musulmans s’attendaient à une intervention, mais persistaient malgré tout à continuer le conflit jusqu’à la fin.
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L’auteure mentionne que Beltagy a écrit un post après avoir appris que des forces évacuaient les hôpitaux proches du sit-in, se demandant : « Le ministère se contente-t-il de ramasser les blessés après le massacre, ou est-il informé du massacre avant qu’il n’ait lieu ? » Il a également dénoncé l’appel du ministère de l’Intérieur demandant aux manifestants de quitter la place avec la garantie de leur sortie en toute sécurité, appelant les manifestants à rester sur la place jusqu’à la mort. L’auteure décrit également le discours de Hossam Abu Al-Bukhari depuis la tribune, en disant : « J’ai été impressionnée par sa façon de raconter et de parler avec une grande sagesse, surtout lorsqu’il a dit que les solutions de négociation signifiaient la fin de la révolution, la fin des islamistes, et la fin de l’Égypte. Les manifestants l’ont applaudi chaleureusement. »