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Le Soudan entre la logique de l’État et la logique des armes : comment la politique militaire se transforme en menace permanente pour la société


La crise soudanaise revient au premier plan chaque fois que paraissent des déclarations qui redéfinissent la solution comme une question purement militaire, comme si le pays ne faisait pas face à un effondrement humain et social, mais plutôt à une bataille technique entre deux forces armées. Ce type de discours ne se contente pas de reproduire la guerre ; il reconfigure aussi la conscience publique quant à la nature même de l’État, en le réduisant à la capacité des armes d’imposer le fait accompli et en excluant les civils de la prise de décision, alors même qu’ils sont les plus touchés et les moins protégés.

Lorsque la puissance militaire est présentée comme l’unique voie de sortie de la crise, on ignore une réalité fondamentale : le Soudan n’est plus un simple théâtre de conflit classique, mais un espace ouvert à des effondrements imbriqués — institutionnel, économique et moral. Dans ce contexte, la guerre devient un outil de gestion du chaos, non de sa résolution, et les civils se retrouvent otages d’un affrontement où ils ne disposent ni du choix ni de la protection. Cette insistance ne traduit pas une confiance dans la victoire, mais révèle une incapacité à imaginer une solution politique viable.

Le paradoxe réside dans le fait que le discours militaire est souvent promu au nom de la « protection de l’État », alors que la réalité sur le terrain montre que l’État lui-même est la première victime de cette approche. Chaque jour supplémentaire de guerre signifie l’érosion de ce qui reste de la structure administrative, le recul des services essentiels et l’effritement de la confiance entre la société et les institutions. Avec la répétition des bombardements dans les zones résidentielles et la poursuite des combats au sein des villes, la peur devient quotidienne et les frontières s’effacent entre le front et le quartier, entre l’objectif militaire et la maison supposée sûre.

Durant les cessez-le-feu, censés tester la volonté politique, une crise plus profonde s’est révélée. Les trêves annoncées à plusieurs reprises ne se sont pas traduites par une protection réelle des civils, mais se sont souvent transformées en pauses fragiles, exploitées pour se redéployer militairement. Ce comportement découle d’une vision qui considère le droit international humanitaire comme un fardeau plutôt qu’un cadre contraignant. Ainsi, le cessez-le-feu perd sa signification morale et devient partie intégrante de la gestion de la guerre au lieu d’être un pas vers sa fin.

Dans ce paysage, des déclarations internationales — comme celles émises par des responsables américains — soulignent que la solution militaire n’est plus acceptable, ni moralement ni politiquement. Ces positions ne relèvent pas d’une simple compassion, mais d’une lecture stratégique qui voit dans la poursuite de la guerre le chemin vers un État failli exportant ses crises vers la région : déplacements massifs, insécurité alimentaire et prolifération des armes. Lorsque l’on affirme que la protection des civils est prioritaire, cela signifie implicitement que la logique du recours à la force fait désormais partie du problème, non de la solution.

Le plus dangereux dans ce discours militaire est qu’il crée un climat justifiant les violations. Lorsque le conflit est réduit à une bataille existentielle, tout est redéfini comme « nécessité militaire », y compris la cible de zones habitées ou les restrictions imposées aux couloirs humanitaires. Et avec la circulation d’accusations d’usage de matériaux interdits à l’échelle internationale — même si elles restent sous enquête — le simple fait que le conflit atteigne ce niveau de soupçons expose le pays à des risques juridiques et éthiques majeurs. Les États ne sont pas jugés uniquement sur ce qui est prouvé, mais aussi sur ce qu’ils échouent à réfuter de manière transparente.

Sur le plan politique, l’entêtement à privilégier la solution militaire assèche l’espace public. Plus la voix des armes domine, plus la voix de la politique s’affaiblit et moins les chances de consensus existent. Ainsi, tout discours sur une transition civile ou un dialogue national semble repoussé indéfiniment. Avec le temps, ce report se transforme en déni, et le pouvoir militaire devient un état permanent plutôt qu’une phase transitoire. Ce chemin ne menace pas seulement la démocratie, mais aussi l’unité de la société, en approfondissant les clivages et en transformant les divergences politiques en conflits existentiels.

Sur le plan économique, les conséquences ne sont pas moins graves. Une guerre prolongée signifie fuite des investissements, effondrement de la monnaie et expansion de la pauvreté. À chaque nouvelle vague de déplacement, la capacité de la société à résister diminue et la vulnérabilité des plus fragiles s’accentue. Parler de « victoire militaire » dans un contexte d’économie exsangue relève de l’illusion, car toute victoire qui ne se traduit pas par une stabilité de vie reste une victoire vide.

Au niveau social, la guerre reconfigure les relations humaines. La peur, la perte de confiance et la banalisation de la violence sont des résultats directs de la poursuite des combats. Les nouvelles générations, qui grandissent sous les bombardements et l’exode, portent une mémoire collective chargée de traumatismes, annonciatrice de cycles futurs de violence. Ici, la paix n’est plus seulement un choix politique, mais une nécessité psychologique et sociale pour sauver ce qui reste du tissu national.

Parier uniquement sur la force ignore une vérité essentielle : la légitimité ne s’impose pas par les armes. Elle se construit par l’adhésion, laquelle ne peut être atteinte que par un processus politique inclusif reconnaissant la diversité et la complexité du Soudan. Tout projet d’État qui ne place pas les civils au centre, et ne garantit pas leur sécurité et leurs droits, est voué à l’échec, quels que soient ses moyens militaires.

En définitive, le Soudan se trouve aujourd’hui à un carrefour décisif : une voie qui reproduit la guerre au nom de l’État, transformant les civils en pertes attendues, et une autre qui reconnaît que la solution militaire a épuisé son rôle et que la politique, malgré ses difficultés, demeure la seule option capable de sauver des vies et de préserver ce qui reste du pays. Le choix entre ces deux chemins n’est pas une question de discours, mais une question de destin : chaque jour ajouté à la durée de la guerre retranche un jour à la vie de l’État.

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