Politique

À Gaza la famine : quand le chaos et l’anarchie dévorent le pain de survie


Après 22 mois de guerre, des foules affamées s’arrachent les maigres vivres qui pénètrent à Gaza, risquant leur vie sous les tirs, pillés par des gangs ou saisis par d’autres moyens dans un chaos organisé, sans atteindre ceux qui en ont le plus besoin.

Suite à un cessez-le-feu partiel annoncé par Israël sous pression internationale face au risque de famine, une aide humanitaire a recommencé à entrer dans l’enclave assiégée. Mais les quantités distribuées restent bien insuffisantes, selon les organisations internationales.

Les rares livraisons sont accompagnées de scènes désespérantes : des foules en détresse se ruent sur les camions chargés de sacs alimentaires ou sur les zones de parachutage effectuées récemment par les Émirats, la Jordanie, le Royaume-Uni et la France – risquant tout pour un morceau de pain.

À El-Zawaida, dans le centre du secteur, des dizaines de Palestiniens visiblement amaigris se sont précipités vers un avion larguant des vivres, déchirant les cartons au milieu d’un nuage de poussière.

Ammar Zaqout, venu chercher de l’aide, a déclaré à l’AFP : « La faim pousse les gens à s’entretuer. La foule s’attaque aux autres au couteau » dans la lutte pour quelques vivres.

Pour éviter l’effondrement du système, les chauffeurs du Programme alimentaire mondial ont dû interrompre leur service et laisser les gens se servir eux-mêmes — un geste qui n’a pas empêché les incidents tragiques.

Dans le nord, à Zikim, un homme blessé en portant un sac de farine sur sa tête explique : « Une roue de camion a failli m’écraser la tête en tombant du véhicule ».

À Rafah, Mohammed Abutta, 42 ans, se trouvait dans une file d’attente dès l’aube pour un sac de farine ou un peu de riz ou de lentilles. Des coups de feu ont éclaté, il raconte : « Il n’y avait pas d’issue. Les gens couraient, les femmes, les enfants, les personnes âgées […] sang, blessés, morts ».

Selon l’ONU, plus de 1 400 Palestiniens ont été tués dans le secteur depuis le 27 mai, majoritairement pendant qu’ils attendaient des aides. L’armée israélienne nie avoir tiré sur des civils, affirmant tirer seulement des coups de semonce lorsqu’ils s’approchent trop.

Les organisations dénoncent également les obstacles imposés par les autorités israéliennes : refus systématique de permis de passage, lenteur du dédouanement, points de passage limités et dangereux, qui alimentent la confusion.

Un haut responsable onusien rapporte que l’armée israélienne a modifié à la dernière minute le site du programme alimentaire à Zikim, provoquant un mélange des cargaisons et contraignant la caravane à partir précipitamment, sans protection suffisante.

Au poste frontalier de Karem Abou Salem, un responsable d’ONG indique que deux routes sont possibles : l’une relativement sûre, l’autre fréquemment théâtre de pillages et d’affrontements — c’est la voie que l’on leur impose.

Les gangs criminels saisissent eux aussi des parties des aides, attaquant souvent les entrepôts et revendant ensuite les stocks à prix exorbitants. C’est ce que décrit Mohammed Shhada, chercheur au Conseil européen des relations internationales. Il parle d’une « expérience darwinienne » où seuls les plus endurants résistent, pendant que les plus affamés sont incapables de courir, d’attendre au soleil ou de s’emparer d’un sac.

Jean-Guy Fatou, chef de mission de Médecins sans frontières à Gaza, ajoute : « Ce système capitaliste extrême utilise des enfants envoyés par des trafiquants ou des gangs, pour se faire tirer dessus aux points de distribution. C’est devenu une profession nouvelle ». Il explique que certains sacs de farine se retrouvent ensuite vendus au marché, jusqu’à 400 USD le sac de 25 kg.

Israël accuse régulièrement le Hamas de détourner l’aide internationale, ce qui l’a conduit à imposer un blocus total entre mars et mai dernier, jusqu’à l’apparition de la « Fondation humanitaire de Gaza » fin mai, soutenue par Israël et les États-Unis. Les autres ONG refusent de coopérer avec cette entité organisée exclusivement par Israël.

La « Fondation » gère seulement quatre points de distribution au service de plus de deux millions de personnes, qualifiés de « pièges à mort » par l’ONU.

Le bureau du Premier ministre israélien, Benjamin Nétanyahou, a déclaré : « Le Hamas a volé à plusieurs reprises l’aide humanitaire destinée au peuple de Gaza, en ouvrant le feu sur des Palestiniens ». Toutefois, selon des hauts responsables militaires cités par The New York Times, même si le Hamas a saisi des aides venant d’ONG, il n’existe aucune preuve d’un vol systématique de l’aide de l’ONU.

Shhada estime que le Hamas est désormais affaibli, composé de cellules autonomes dissimulées dans des tunnels ou des bâtiments détruits, invisibles à l’œil nu face aux drones israéliens.

Durant le précédent cessez-le-feu, la police de Gaza — incluant des membres du Hamas — avait assuré la sécurité des convois, mais avec l’effondrement des institutions, le vide entraîne anarchie et pillage.

Bushra al-Khaldi, responsable politique pour Oxfam à Gaza, explique : « Nous avons demandé à plusieurs reprises aux agences, à l’ONU et aux autorités israéliennes de faciliter et sécuriser les convois et entrepôts », ajoutant que ces appels sont largement ignorés.

Certains ONG accusent même l’armée israélienne d’avoir favorisé la création de gangs pour contrôler le pillage et empêcher les ONG de travailler librement.

John W. Guterres, coordonnateur humanitaire de l’ONU dans les territoires palestiniens, a déclaré que les voleurs agissent parfois sous la supervision implicite des forces israéliennes, près de l’entrée de Karem Abou Salem.

Selon des informations israéliennes et palestiniennes, un groupe armé autoproclamé « Forces populaires », composé de membres d’une tribu bédouine dirigée par Yasser Abu Shabab, opère dans le sud. Le Conseil européen des relations internationales le qualifie de gang criminel impliqué dans le pillage des convois. Des responsables israéliens ont reconnu en juin avoir armé des clans opposés au Hamas sans nommer explicitement celui d’Abu Shabab.

Mikhaël Milchtein, du Centre Moshe Dayan à Tel Aviv, affirme que plusieurs membres du groupe sont impliqués dans des criminalités variées, dont le trafic de drogue. Shhada ajoute que d’autres gangs mutilent, enlèvent ou attaquent les chauffeurs humanitaires, notamment à Khan Yunis et pourtour de Gaza.

Un acteur humanitaire note : « Rien de tout cela ne serait possible sans l’accord tacite, au minimum, de l’armée israélienne ».

 

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