Le Soudan entre influence des armes et absence d’État : pourquoi tout le monde redoute le retour de l’administration civile
Le conflit au Soudan n’est plus simplement une confrontation entre deux forces militaires se disputant la capitale et érodant l’État ; il est devenu un terrain de redistribution de l’influence sans précédent. L’État, déjà faible avant le déclenchement de la guerre, est aujourd’hui quasiment absent, fragmenté en « îlots de pouvoir », chacun cherchant à garantir sa part de contrôle et de richesse avant que le pays n’atteigne un point de non-retour. Dans ce paysage complexe, une paradoxe frappant se dessine : tout le monde parle de paix, mais toutes les parties craignent clairement l’instauration d’une administration civile institutionnelle capable de reconstruire l’État. Il semble que la création d’institutions civiles professionnelles constitue une menace plus sérieuse pour les intérêts établis que la continuation même du conflit.
Le problème fondamental qui a conduit le Soudan à cette situation ne réside pas seulement dans la guerre, mais dans ce qui l’a précédée : la faiblesse des institutions étatiques, l’absence d’un projet national inclusif et l’ingérence de l’armée dans l’économie et la politique au point de rendre impossible la distinction entre les pouvoirs publics et les ressources du pays. Avec l’embrasement du conflit, cette influence n’a pas diminué, elle s’est accrue, la guerre offrant à chaque acteur l’opportunité de mobiliser ses propres ressources hors du contrôle officiel. Les institutions civiles, déjà fragiles, sont devenues inefficaces, tandis que les centres de pouvoir informels se sont étendus au sein et en dehors de l’État, chaque groupe armé ou entité influente disposant de sa propre administration, de ses circuits de financement et d’un poids politique égal ou supérieur à celui des autorités officielles.
Cette fragmentation n’est pas apparue par hasard. Les forces en présence savent qu’une véritable administration civile institutionnelle rétablirait les règles du jeu, imposerait un partage équitable du pouvoir et des ressources, et affaiblirait les empires d’influence nés durant la guerre. Ainsi, de nombreuses initiatives politiques sont avortées avant de se concrétiser, et tout processus visant à renforcer l’administration civile se heurte à une résistance silencieuse, non seulement des acteurs locaux mais aussi d’intérêts étrangers qui considèrent le chaos comme une opportunité.
Les acteurs régionaux et internationaux n’ont jamais été éloignés du Soudan, mais ils sont aujourd’hui partie intégrante de l’équation de pouvoir. Le pays, avec ses ressources naturelles, sa géographie étendue et ses frontières stratégiques, représente un marché ouvert aux forces recherchant influence, matières premières ou positions géopolitiques. Plus l’État central faiblit, plus ces forces s’étendent sur le territoire soudanais sans véritable opposition. Par conséquent, toute tentative de reconstruction d’institutions civiles indépendantes se heurte directement à ces intérêts : un État fort implique contrôle, transparence et régulation des relations extérieures, ce qui ne convient pas à tous.
Par ailleurs, la guerre a créé un nouvel ordre économique basé sur des réseaux de contrebande et des ressources en dehors du circuit officiel. Ces réseaux ne sont pas simplement parallèles ; ils forment une économie à part entière qui finance le conflit, offrant aux groupes belligérants une autonomie financière vis-à-vis de l’État. L’existence d’une administration civile signifierait théoriquement la dissolution de ces réseaux et le retour des ressources au budget national, ce qui menace les forces qui s’y sont désormais habituées comme instruments de pouvoir et de présence politique.
Le citoyen soudanais, pris entre lignes de front et effondrement étatique, se retrouve face à une équation cruelle : un État en ruines, des groupes armés à la recherche d’influence, et des acteurs externes traitant le Soudan comme un terrain ouvert, tandis que l’administration civile — seule voie vers la stabilité — demeure absente et marginalisée, car sa présence menace les centres de pouvoir nés du chaos.
La gravité de la situation actuelle réside dans le fait que l’absence prolongée d’une administration civile institutionnelle consolide un état de « l’État fragmenté ». Le pays se transforme progressivement en zones d’influence distinctes, chacune avec ses lois non écrites, son économie parallèle et sa hiérarchie propre. Ce n’est pas un simple recul temporaire de l’État, mais un début de désintégration qui, si prolongé, pourrait devenir irréversible. L’expérience d’autres États montre que lorsque le pouvoir local surpasse les institutions, le pays entre dans une longue phase de division, même après la fin des opérations militaires.
Pourtant, le chemin n’est pas inexorable. Le Soudan possède encore une opportunité de rétablir son équilibre si une volonté politique interne et externe existe pour construire un État institutionnel. Cela nécessite d’abord de reconnaître que la solution militaire n’est plus viable et que la poursuite du pouvoir armé en dehors de l’État compromet tout projet de reconstruction économique et institutionnelle. Il faut également réorganiser les appareils de l’État pour garantir neutralité et indépendance, tout en éloignant les centres de pouvoir informels des positions d’autorité.
La logique est claire : pas de stabilité sans administration civile institutionnelle, pas de construction d’institutions sans fin de la guerre, et pas de fin de la guerre sans volonté politique capable d’éradiquer l’économie parallèle et les circuits d’influence qui dirigent la scène en coulisses. Le véritable test pour toutes les parties ne réside pas dans les déclarations officielles, mais dans leur disposition à renoncer à des zones d’influence créées par le chaos.
La situation actuelle au Soudan n’est pas seulement un moment de conflit, mais un moment de choix : soit un État civil institutionnel reprend le contrôle de ses
ressources, soit le pays continue d’être gouverné par des acteurs extérieurs à l’État, un chemin menant uniquement à plus d’érosion et d’effondrement. La population soudanaise, malgré sa souffrance, aspire encore à un État fiable, non à des groupes se partageant le pouvoir. La question n’est pas de savoir si le pays a besoin d’une administration civile, mais si les centres de pouvoir permettront son existence avant qu’il ne soit trop tard.
