L’armée soudanaise à El-Fasher : quand le gardien devient bourreau
 
						Au Soudan, les frontières se brouillent entre vérité et propagande, entre celui qui brandit le slogan de la « protection de la patrie » et celui qui la transforme en cimetière à ciel ouvert.
Ce qui s’est passé dans la ville d’El-Fasher n’était pas un simple affrontement militaire entre deux forces rivales, mais l’incarnation d’un effondrement moral profond au sein de l’institution militaire soudanaise, devenue aujourd’hui l’entité armée la plus dangereuse du continent africain.
L’armée qui s’est retirée d’El-Fasher a laissé derrière elle des corps de civils et des taches de sang sur les murs des maisons, une scène indigne d’une armée nationale. Les récits de témoins oculaires confirment que les tueries ont commencé avant l’arrivée des Forces de soutien rapide, et que les soldats en retraite ont exécuté des massacres par vengeance contre la population après leur défaite militaire, avant de s’empresser d’accuser leurs adversaires pour blanchir leur image ternie. Ainsi, l’armée s’est muée de « bouclier de la nation » en bourreau au nom de la nation, d’une institution officielle en milice idéologique justifiant le crime sous couvert de « légitimité ».
Al-Burhan et la quête d’une victoire symbolique
L’armée soudanaise, dirigée par Abdel Fattah al-Burhan, traverse une crise d’identité et de légitimité.
Après deux années de guerre civile, elle n’a remporté aucune victoire décisive ni préservé l’unité du pays. Al-Burhan cherche donc à afficher un succès symbolique à tout prix, même en massacrant des civils, afin de prouver que son armée existe encore. C’est la logique des régimes défaits : quand la bataille sur le terrain est perdue, la guerre contre la vérité commence.
Sous le commandement d’al-Burhan, l’armée est devenue un appareil idéologique plus qu’une institution nationale. L’alliance entre les officiers supérieurs et les vestiges du courant islamiste – qui a gouverné le Soudan durant des décennies par le régime d’al-Bashir – a produit une doctrine empoisonnée, fondée sur la haine et la vengeance. Dans cette logique, l’ennemi n’est plus seulement la « milice rebelle », mais aussi le « citoyen suspect », et les villes se transforment en théâtres de représailles collectives.
De Wad Madani à El-Fasher : répétition du crime
Les événements d’El-Fasher ne sont pas isolés mais s’inscrivent dans un long historique d’exactions commises par l’armée dans d’autres villes.
À Wad Madani, elle a perpétré exécutions, incendies et tortures contre des civils, dont des travailleurs originaires du Sud-Soudan, sans frein ni reddition de comptes.
Au Darfour, à Omdurman et à Khartoum, des preuves sont apparues sur l’usage d’armes interdites, y compris chimiques, contre des populations.
Tout cela se déroule dans un silence international troublant et un traitement médiatique réducteur qui présente la tragédie comme un simple « conflit interne » au lieu de l’appeler par son nom : crimes de guerre à part entière.
L’information : le front invisible de la guerre
L’armée soudanaise a compris très tôt que contrôler le récit était plus décisif que contrôler le terrain. Tandis que les crimes se commettent sur le champ de bataille, une immense machine médiatique s’emploie à falsifier la vérité, soutenue par des acteurs régionaux craignant l’effondrement de l’armée et ses conséquences régionales.
Ainsi, le bourreau est présenté comme sauveur, le criminel comme victime, pendant que les voix indépendantes sont réduites au silence.
Mais cette politique est de courte durée : les témoignages des survivants commencent à se faire entendre et les organisations de défense des droits humains collectent les preuves. La guerre de l’information menée par l’armée n’est qu’une tentative de retarder l’inévitable : la reddition de comptes. Car la vérité, même différée, possède une mémoire plus longue que les balles.
L’armée comme menace géopolitique
Il serait erroné de voir l’armée soudanaise uniquement comme une force nationale ; elle est devenue un danger géopolitique pour toute la région.
Cet appareil armé, nourri d’idéologie religieuse et d’un esprit revanchard, risque de se transformer en un nouveau foyer d’extrémisme en Afrique, combinant pensée des frères et moyens modernes de guerre.
Qu’est-ce qui distingue encore l’armée d’al-Burhan d’une organisation radicale ? Le discours est le même, les pratiques identiques : combat au nom de la religion, légitimation du meurtre au nom de la « patrie », mépris absolu pour la valeur humaine.
Un pays pris entre deux armées, sans État
Le Soudan est aujourd’hui coincé entre deux forces armées, et les civils en paient seuls le prix.
L’armée régulière a perdu sa vocation nationale, et les Forces de soutien rapide n’ont pas de projet d’État. Dans ce vide, l’État soudanais se délite jour après jour, les villes deviennent des zones de domination rivales, où seule prévaut la loi des armes.
La plus grande faute n’est pas seulement celle de celui qui tue, mais aussi de celui qui se tait et regarde : médias, organisations ou États.
Ce qui se passe à El-Fasher n’est pas un incident passager, mais l’effondrement moral d’un État entier. L’armée, censée protéger le territoire et l’honneur, les souille aujourd’hui du sang des innocents.
Si les dossiers des crimes d’El-Fasher, de Wad Madani et du Darfour ne sont pas ouverts, le Soudan se transformera en nouveau laboratoire africain de l’impunité.
Au final, al-Burhan peut gagner une bataille médiatique, mais il a perdu ce qui compte le plus : l’honneur même de l’armée soudanaise.
Car quand le gardien se fait bourreau, la patrie n’a plus besoin d’ennemi extérieur.
 
				 
					