Gabès suffoque… Les fuites de gaz toxiques déclenchent une crise environnementale et sanitaire dans le sud tunisien

Au cœur du sud tunisien, la ville de Gabès revit son drame à chaque nouvel épisode de fuite de gaz toxiques émanant du complexe chimique. Ce site, jadis moteur économique majeur, est désormais perçu comme une source permanente de peur et d’angoisse.
Le quotidien des habitants est marqué par un climat d’alerte : sirènes d’ambulances, services d’urgence saturés et parents impuissants devant leurs enfants luttant pour respirer. Cette tension croissante met en lumière la fragilité de l’équilibre entre développement industriel et protection de la santé publique, tout en relançant une question restée en suspens depuis des décennies : jusqu’à quand les habitants de Gabès devront-ils payer de leur santé le prix des industries chimiques ?
Les récents cas d’intoxication collective, qui ont touché des dizaines d’élèves dans les écoles, ne relèvent plus d’incidents isolés mais constituent un signal d’alarme majeur pour l’avenir de la ville et la préservation de son environnement. Face à la persistance des fuites et à l’absence d’un plan global de réhabilitation ou de relocalisation, la société civile se retrouve en confrontation directe avec les autorités, exigeant des mesures décisives pour prévenir une catastrophe sanitaire nationale.
Colère populaire
La gouvernorat de Gabès connaît une montée de colère après une série de fuites de gaz toxiques issues du complexe chimique, ayant provoqué plusieurs cas d’asphyxie collective.
Le dernier incident, survenu à Chott Essalem, a entraîné l’intoxication de plus de 40 élèves, dont plusieurs ont dû être hospitalisés en urgence. Bien que la majorité ait pu quitter l’hôpital après traitement, plus de dix cas demeurent sous surveillance médicale en raison de la gravité des symptômes.
Le conseil local a qualifié l’événement de sans précédent par l’ampleur de ses répercussions, avertissant que la poursuite de telles fuites risquait d’aboutir à des catastrophes sanitaires plus graves.
Parmi ses revendications : l’ouverture immédiate d’une enquête, l’arrêt des unités industrielles polluantes et la mise en place d’un programme global de maintenance, voire de démantèlement des installations obsolètes. Le conseil propose aussi une stratégie nationale de relocalisation progressive de l’activité industrielle loin des zones habitées, tout en assurant des alternatives économiques préservant l’emploi et stimulant de nouveaux investissements.
Incidents répétés
L’accident de Chott Essalem n’est pas isolé. La localité voisine de Ghannouch a connu des épisodes similaires ces dernières semaines, dont dix cas d’asphyxie récemment, quelques jours seulement après un incident ayant affecté 25 personnes.
Ces fuites répétées poussent les habitants à réclamer des décisions radicales, accusant les autorités de négliger la vie des citoyens. « Nos vies sont devenues insupportables », déplore Sama Hammam, mère de deux enfants. « Nous vivons un cauchemar. Nos enfants s’étouffent devant nous. Ce qui se passe est une véritable crime contre la ville. »
Elle ajoute : « Il ne s’agit pas d’eau polluée qu’on peut filtrer, mais de l’air que nous respirons. Même si des purificateurs d’air existaient dans les foyers, qu’en est-il des rues et des écoles ? Quand le gouvernement mettra-t-il fin à ce cauchemar ? »
Un foyer de pollution
Les organisations de la société civile ont également durci leur ton. L’association Stop Pollution a averti du risque croissant dans la zone industrielle, en raison de la vétusté des installations et de l’absence de normes de sécurité. Elle réclame une enquête approfondie, la mise en œuvre du décret gouvernemental de 2017 ordonnant le démantèlement des unités polluantes et l’abandon des projets chimiques supplémentaires, tels que les usines d’ammoniac et d’hydrogène, qui aggraveraient la crise.
La crise de Gabès confronte les autorités tunisiennes à une équation complexe. D’un côté, le complexe chimique reste un pilier économique national, fournissant environ 57 % de la production de l’acide phosphorique, indispensable à des secteurs stratégiques comme les engrais, les produits de nettoyage et les boissons gazeuses. De l’autre, la ville est devenue un épicentre de pollution environnementale et sanitaire, associée à une augmentation des maladies respiratoires, cancéreuses et dermatologiques, selon des rapports médicaux locaux.
Politiques de développement déséquilibrées
L’expert environnemental Adel Ben Slimane souligne que la principale cause des cas d’asphyxie répétée provient des gaz industriels dangereux, notamment le dioxyde de soufre émis par les unités de production d’acide phosphorique.
Il explique que ces émissions affectent directement le système respiratoire des habitants vivant à proximité des usines, ce qui explique la multiplication des cas de suffocation, en particulier chez les enfants et les personnes âgées.
Selon lui, la situation illustre un profond déséquilibre structurel dans la gestion du secteur chimique, où les promesses de modernisation n’ont pas été suivies d’actes. Les projets de traitement des gaz ammoniacaux, censés être achevés depuis plus de dix ans, restent inachevés, tandis que le projet de réduction des émissions d’oxydes d’azote, prévu depuis 2015, demeure bloqué malgré l’installation des équipements.
Ben Slimane appelle à un plan progressif de relocalisation du complexe hors des zones résidentielles, tout en lançant des projets environnementaux urgents pour améliorer la qualité de l’air. Il conclut que Gabès, autrefois oasis côtière verdoyante dans les années 1970, est aujourd’hui la victime de politiques de développement déséquilibrées qui menacent à la fois la santé des habitants et la durabilité de l’écosystème.