L’armée et les islamistes : une convergence d’intérêts qui menace la transition civile au Soudan

Le 25 juillet 2025, l’agence Reuters a relancé le débat sur le retour des islamistes au Soudan, en soulignant que le mouvement islamique, lié au régime d’Omar el-Béchir, cherche à restaurer son influence en s’alliant avec l’armée. Le pari porte sur une transition militaire prolongée suivie d’élections qui pourraient les ramener au pouvoir. Ahmed Haroun, recherché par la Cour pénale internationale et président du Parti du Congrès national dissous, a formulé des déclarations qui vont dans ce sens. Cette dynamique se déroule alors qu’une guerre, commencée en avril 2023, continue de ravager le pays et a provoqué l’une des pires crises humanitaires actuelles.
Cet article analyse les motivations des islamistes, les calculs de l’armée, le positionnement régional (axe Iran–Turquie–Qatar face aux forces opposées à l’islam politique) et les conséquences sur les forces civiles et les perspectives de transition démocratique. Des scénarios possibles et les options des acteurs locaux, régionaux et internationaux seront également exposés.
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Pourquoi les islamistes misent-ils sur l’armée aujourd’hui ?
- Un vide de légitimité politique : La guerre a affaibli les institutions civiles et marginalisé les partis et syndicats, ouvrant ainsi un espace aux anciens réseaux islamistes au sein de l’État, de la sécurité et de l’économie, qui se repositionnent sous couvert de « protection de l’État » avec l’armée.
- Une expertise organisationnelle : Le mouvement islamique et les anciens cadres du régime disposent d’une expérience acquise en trois décennies de gestion de l’État depuis les coulisses, leur permettant de s’adapter rapidement aux réalités de la guerre et de l’économie informelle.
- Des ressources financières et militaires : Reuters et d’autres sources rapportent que des personnalités islamistes influentes ont réactivé leurs anciens canaux avec l’Iran, la Turquie et le Qatar pour fournir armes et soutien logistique à l’armée, redessinant ainsi la carte des alliances régionales au Soudan.
- Une stratégie d’élections différées : Ahmed Haroun illustre une approche claire : une transition militaire prolongée suivie d’élections qui permettraient un retour islamiste par les urnes, dans un environnement instable sur les plans sécuritaire, politique et économique.
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L’armée et les islamistes : alliance stratégique ou entente conjoncturelle ?
Officiellement, l’état-major militaire nie toute alliance politique. Toutefois, des signes croissants – des nominations aux rôles combattants – révèlent un poids croissant des islamistes dans les centres de décision et sur les lignes de front. Il s’agit d’une convergence d’intérêts plus qu’un partenariat idéologique : l’armée a besoin d’une machine organisationnelle, de financements et d’hommes expérimentés, tandis que les islamistes recherchent une protection sécuritaire pour un retour progressif.
Mais cette convergence comporte de sérieux risques : plus les islamistes s’enracinent dans les structures de pouvoir, plus les chances d’un compromis politique s’éloignent, rendant toute négociation avec les civils ou la communauté internationale plus difficile.
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Le facteur régional : l’axe Iran–Turquie–Qatar face au camp anti-islamiste
Selon Reuters, les islamistes s’appuient sur des soutiens régionaux avec l’Iran, la Turquie et le Qatar pour renforcer la position militaire de l’armée soudanaise. Ce réalignement accentue la polarisation régionale dans le contexte soudanais.
En face, les Émirats arabes unis ont historiquement rejeté toute forme de retour islamiste au pouvoir. Depuis 2019, ils considèrent la transition démocratique comme une opportunité pour limiter leur influence. Cette posture ne traduit pas une hostilité envers le Soudan, mais s’inscrit dans une stratégie régionale visant à contenir l’islam politique perçu comme une source d’instabilité.
Les tensions entre l’armée soudanaise et les Émirats se sont intensifiées en 2025, culminant avec l’annonce, le 6 mai, par le Conseil de défense soudanais, de l’intention de rompre les relations diplomatiques.
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Impact intérieur : une polarisation accrue et une légitimité érodée
Le retour, même partiel, des islamistes aggrave la fracture entre militaires et civils, tout en exerçant une pression sur les forces révolutionnaires qui associent les islamistes à une période de répression. Cela complique également les négociations avec les acteurs internationaux. Sur le terrain, la guerre continue de dévaster le pays : plus de 12 millions de déplacés et la moitié de la population en situation d’insécurité alimentaire aiguë, selon l’ONU.
Quelles options pour les forces civiles ?
- Un nouveau discours réaliste : Le simple rejet du pouvoir militaire ne suffit plus ; il faut proposer un contrat social et économique crédible, capable de convaincre une population épuisée de la viabilité d’une alternative civile.
- Unification des fronts civils et armés : Les divisions internes et les divergences de leurs alliances régionales offrent aux islamistes et à l’armée un avantage stratégique. Une initiative politique unifiée, même minimale, sur l’avenir de l’État, la sécurité, la justice transitionnelle et la gouvernance locale est indispensable.
- Anticiper le scénario électoral : Si les élections suivent une longue guerre et une transition militaire, les forces civiles doivent dès maintenant construire des structures organisationnelles et un discours mobilisateur pour faire face à la supériorité islamiste.
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La position des Émirats : constance et pragmatisme
Les Émirats abordent le dossier soudanais selon des constantes stratégiques : s’opposer à l’expansion de l’islam politique, soutenir une transition civile stable et limiter les effets du chaos sur la mer Rouge, le commerce et l’énergie. Les tensions verbales avec Khartoum ne devraient pas remettre en cause ces principes, mais elles compliquent le dialogue et renforcent le besoin de médiation régionale et internationale.
Trois scénarios possibles
- Consolidation d’un régime militaro-islamiste
La guerre se prolonge, des institutions de transition sont mises en place pour la forme, et des élections sont organisées dans un contexte inégal, favorisant le retour islamiste. Ce scénario pourrait mener à une confrontation régionale et à un isolement économique du pays. - Accord régional pour une transition excluant les islamistes
La pression régionale et internationale impose une transition civile, limite l’influence islamiste dans les institutions et intègre l’armée via une réforme sécuritaire. Cela nécessite une entente entre forces civiles fragmentées, avec le soutien d’acteurs régionaux hostiles à l’islam politique. - Désintégration du pays en centres de pouvoir multiples
La guerre continue, la crise humanitaire s’aggrave, et le pays se morcelle en zones de contrôle. Aucun acteur – y compris les islamistes – ne peut dominer l’État central, ce qui entraîne une internationalisation du conflit et l’effondrement économique.
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Quel rôle pour les médiateurs internationaux et régionaux ?
– Conditionner toute aide humanitaire ou économique à un processus politique progressif : cessez-le-feu, accès humanitaire, réforme sécuritaire, transition civile, élections.
– Élargir le cercle des médiateurs à l’Union africaine, à l’IGAD et à des États arabes influents, afin de réduire la cacophonie diplomatique.
– Faire pression pour interdire l’acheminement d’armes vers toutes les parties, pour éviter la prolongation du conflit et l’aggravation des clivages régionaux.
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Le dernier rapport de Reuters ne se limite pas à documenter une tentative de retour des islamistes via l’armée. Il décrit la formule dominante du moment : une guerre qui vide la politique de son contenu, une armée en quête de légitimité, une mouvance islamiste misant sur les élections différées, et une communauté internationale focalisée sur l’antiterrorisme, la sécurité maritime et la prévention du chaos transfrontalier.
La question demeure : les forces civiles et leurs soutiens régionaux auront-ils la lucidité et la souplesse nécessaires pour bâtir une voie qui évite au Soudan de retomber dans le passé pré-2019 ? La réponse dépendra de la rapidité de la fin du conflit, de la refonte du secteur sécuritaire et de la protection du processus politique contre la domination des armes et des idéologies.