Moyen-Orient

Nourriture contre loyauté… comment les Houthis ont transformé leurs zones de contrôle en grande prison ?


Depuis près d’une décennie, les Yéménites vivant dans les zones contrôlées par les Houthis subissent des conditions éprouvantes, entre contraintes sécuritaires, pression du coût de la vie et absence des libertés publiques.

Sous une administration centralisée aux mains du mouvement et la mise à l’écart systématique des institutions civiles, les territoires qu’ils dominent se sont mués en un modèle réduit d’« État sous milices », où la politique est verrouillée, les médias surveillés, et l’économie orientée au service de la machine de guerre et du maintien au pouvoir.

Dans des entretiens accordés à Reuters par des centaines de Yéménites ayant fui les zones houthis, ceux-ci décrivent le mouvement comme une force armée qui réprime les voix dissidentes, pousse la population au bord de la faim et détourne l’aide alimentaire internationale pour contraindre des parents à livrer leurs enfants au combat.

« Les gens sont entre le pire et le plus pire… On te dit : soit tu es avec nous et tu reçois un panier alimentaire pour calmer la faim, soit non — et le choix est difficile », raconte Abdelsalam, agriculteur de 37 ans vivant dans un camp de déplacés après sa fuite des zones houthis. Comme beaucoup interrogés par Reuters, il n’a donné que son prénom, des membres de sa famille se trouvant toujours sous l’autorité des Houthis.

Ces témoignages de civils et de dizaines de travailleurs humanitaires, ainsi que l’examen de documents internes d’agences onusiennes, montrent comment les Houthis maintiennent une poigne de fer : imposition d’un large éventail de taxes à une population pauvre, manipulation du système d’aide internationale et emprisonnement de centaines de personnes.

Les organisations de défense des droits et d’aide ont aussi subi des vagues d’arrestations. Fin août, le Programme alimentaire mondial (PAM) a indiqué que 15 employés avaient été arrêtés après une descente des autorités houthis dans ses bureaux à Sanaa, portant à 53 le nombre de travailleurs humanitaires actuellement détenus.

« Des conditions si dures qu’on ne peut plus respirer », résume Abou Hamza, qui a fui il y a quelques années des zones houthis. Il dit avoir passé un an dans les cellules d’une prison souterraine pour avoir critiqué publiquement le mouvement lors de séances de qat : « Nous sommes gouvernés par des milices au nom de la religion. »

Le financement des bailleurs pour l’aide humanitaire au Yémen a reculé, en partie à cause des détournements opérés par les Houthis. La situation s’est aggravée quand la principale source de financement a tari plus tôt cette année, après une réduction de l’aide extérieure par l’administration Trump, ce qui a mis fin à de nombreuses opérations financées par l’USAID.

Depuis l’attaque du Hamas en octobre 2023, Israël a porté des frappes dévastatrices contre le Hamas à Gaza et le Hezbollah au Liban, deux composantes de « l’axe de la résistance » pro-iranien. Les Houthis ont également été ciblés, notamment lors d’une frappe en août qui, selon eux, a tué le premier ministre nommé par le mouvement et plusieurs ministres, en plus de dizaines de civils.

Selon la chercheuse yéménite Maysa Shuja al-Din (Centre d’études de Sanaa), les Houthis ont exploité la guerre de Gaza pour gagner en élan, ayant « compris qu’ils pouvaient instrumentaliser ce conflit » et se montrant « fascinés par leur nouvelle image régionale et internationale », tandis que « la colère populaire contre eux monte sur le terrain, les Yéménites supportant le poids des représailles israéliennes ».

Culte du chef

D’après des spécialistes du mouvement, les Houthis gouvernent par un cercle restreint de proches et de membres de la famille ; leur chef, Abdel-Malik al-Houthi, s’appuie sur la peur. Des ONG et d’anciens détenus interrogés par Reuters affirment que des milliers de Yéménites ont été arrêtés, détenus au secret et torturés par les Houthis.

Des dizaines de déplacés disent que le mouvement mène une intense mobilisation idéologique : des fonctionnaires seraient contraints d’assister à des sessions hebdomadaires diffusant des prêches d’Abdel-Malik al-Houthi, tandis que ses portraits et slogans s’affichent sur d’immenses panneaux à Sanaa.

Abdelmalik, enseignant, dit avoir quitté les zones houthis en janvier de l’an dernier après avoir été suspendu par un superviseur scolaire houthi pour avoir refusé d’assister à ces séances. « Pas de salaire et la vie impossible. Le pire, c’est quand des Houthis viennent chaque semaine à la maison collecter des dons pour ‘les marches de Gaza’ », raconte cet homme de 40 ans.

Vol de l’aide

Entre 2015 et 2024, l’ONU a levé 28 milliards de dollars pour répondre aux besoins humanitaires au Yémen. Près d’un tiers, environ 9 milliards, a été confié au PAM pour nourrir jusqu’à 12 millions de personnes par mois, majoritairement en zones houthis. D’autres agences onusiennes, dont l’UNICEF et l’OMS, ont injecté des centaines de millions dans les structures de santé, le carburant et les programmes alimentaires.

Mais l’aide n’atteint pas toujours ses bénéficiaires : les Houthis la contrôlent et la dirigent vers les fronts. Pour Fawaz, ex-comptable, cette aide était vitale après l’effondrement économique ; il a dû vendre l’or de sa femme pour nourrir sa famille. Père de huit enfants, il vit désormais dans un camp de déplacés après avoir fui en 2021.

Il dit avoir tenté de s’inscrire sur les listes d’aide dans la province de Hajja, sous contrôle houthi. Les autorités locales l’auraient confronté à deux options : pour un panier alimentaire, il devait « rejoindre leurs milices, participer aux marches hebdomadaires et crier ‘Mort à l’Amérique’ ». Ayant refusé, un superviseur houthi l’aurait qualifié d’« ennemi » et jugé « non éligible » à l’aide.

Selon des dizaines de déplacés, d’observateurs locaux de l’ONU et de travailleurs humanitaires, les Houthis contrôlent de facto la chaîne d’approvisionnement de l’aide. Les listes de bénéficiaires incluraient de nombreux « fantômes » — des personnes inexistantes — tandis que les véritables distributions profiteraient surtout aux partisans armés du mouvement. « Sur environ neuf millions de bénéficiaires enregistrés en zones houthis, cinq millions nous étaient inconnus », confie un humanitaire à Reuters.

Face à ces entraves, le PAM a suspendu en 2023 la distribution de paniers dans les zones contrôlées par les Houthis, faute d’accord sur des mécanismes fiables de ciblage. Le programme dit avoir repris des distributions d’urgence limitées dans les zones les plus vulnérables pour prévenir la famine, mais précise que « toutes les opérations du PAM dans les gouvernorats du Nord sont actuellement à l’arrêt ».

Les Houthis ont aussi tenté de contrôler la collecte des données de sécurité alimentaire, qui fondent les analyses IPC. En 2023, ils ont choisi eux-mêmes nombre d’enquêteurs et les ménages sondés, selon trois analystes impliqués, ce qui aurait permis de majorer artificiellement la faim afin d’attirer davantage de financements, rapporte Reuters. Pour réduire ces ingérences, des agences de l’ONU ont eu recours à des enquêtes téléphoniques à distance et à des prestataires externes chargés de superviser les distributions et de signaler les abus. Mais des raids houthis ont fermé des bureaux et arrêté des employés de ces sociétés. Douze d’entre eux disent craindre d’exercer leur mission.

Adnan al-Harazi, PDG de Prodigy Systems, un des principaux prestataires, a été arrêté en janvier 2023, placé à l’isolement et accusé d’espionnage. En juin 2024, il a été condamné à mort, peine ensuite commuée à 15 ans de prison. Le PAM juge « inacceptables » les risques encourus par ces contrôleurs.

Le département d’État américain affirme que les Houthis détiennent plus de 12 employés locaux actuels ou anciens liés au gouvernement américain, sur la base d’« accusations mensongères ».

Parmi les bailleurs, les avis divergent sur la poursuite des opérations en zones houthis. Au moins douze employés onusiens actuels ou anciens confient à Reuters que l’absence de lignes rouges claires a rendu les agences « de facto complices » des détournements systématiques. Malgré les violations répétées, l’ONU a poursuivi ses activités, permettant à grande échelle la poursuite des vols, affirment trois employés actuels ou anciens du PAM et trois contrôleurs externes, selon lesquels les données de sécurité alimentaire sont faussées depuis des années.

Le PAM assure réagir « immédiatement lorsqu’apparaissent des preuves crédibles de détournement », citant des mesures visant à améliorer le ciblage et la gestion des listes, et dit avoir « suspendu à plusieurs reprises ses opérations lorsque nécessaire » pour garantir l’acheminement de l’aide sans ingérence.

Une étude interne commandée par le PAM en janvier 2024 recense divers abus signalés par des Yéménites : « confiscation d’aliments pour nourrir les combattants », « rétention de vivres pour recruter », ou obligation d’accomplir des « activités non souhaitées » (comme scander les slogans houthis) pour recevoir l’aide.

Recrutement d’enfants

Des dizaines de milliers de personnes ont fui les zones houthis pour échapper à la faim, à la misère, à l’emprisonnement ou au recrutement d’enfants. Human Rights Watch documente un recrutement systématique d’enfants depuis au moins 2009, accentué depuis la guerre de Gaza.

Abd al-Mughni al-Sanani dit avoir été enrôlé de force à dix ans : prison, coups, endoctrinement. Dans un camp de déplacés à Marib, en zone gouvernementale, il raconte avoir reçu une formation militaire et livré des fournitures à d’autres enfants soldats. Ses formateurs « préparaient les enfants à la mort » en leur disant que « la voie du paradis passe par Abdel-Malik al-Houthi ». « Ils nous disaient qu’il n’était pas nécessaire de prier… Il donnait des leçons et affirmait que par son sceau nous entrerions au paradis », ajoute aujourd’hui ce jeune de 18 ans.

De nombreuses familles ayant fui dénoncent des taxes et redevances écrasantes. À Sanaa, Abou Hamza, ancien militaire et père de cinq enfants, a ouvert une épicerie pour survivre, mais les impôts ont grignoté ses revenus. Endetté à hauteur de cinq millions de rials (environ 20 000 dollars), il raconte avoir vu, en face de sa boutique, des camions estampillés PAM entrer et sortir d’une école dirigée par des Houthis : « En plein jour, ils chargent l’aide. »

Les taxes ont continué d’augmenter. Désespéré, il dit avoir été poussé à participer aux marches du vendredi et sommé de rejoindre les fronts : « Ils me disaient : on te veut avec nous sur les lignes. » Ruiné en 2020, il a vendu ses biens, y compris un poignard à manche d’or hérité de son père. À court d’argent, il allait mendier loin de chez lui pour ne pas être vu. En 2021, il a fui avec sa famille vers Marib.

Afficher plus

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page