Heglig bouleverse les équilibres de la guerre soudanaise… et Washington revoit son positionnement
Le dossier soudanais a connu, les 8 et 9 décembre 2025, une évolution majeure qui a redessiné les contours du conflit tant sur le plan politique que militaire, à la suite de la publication simultanée de trois rapports médiatiques ayant, ensemble, dressé un tableau cohérent d’un tournant profond dans le cours de la guerre. Deux reportages de la chaîne Al-Hurra ont mis en lumière la prise de contrôle par les forces de Tasis du champ pétrolier stratégique de Heglig, ainsi qu’un changement notable dans l’approche de l’administration du président américain Donald Trump vis-à-vis de la crise soudanaise. Parallèlement, une enquête de la BBC a révélé l’ampleur du coût humain du conflit, en documentant la mort d’au moins 1 700 civils lors de frappes aériennes menées par l’armée de l’air soudanaise. Lues conjointement, ces trois enquêtes ne décrivent pas des événements isolés, mais signalent un moment charnière où l’économie, les calculs internationaux et le bilan des violations se croisent.
Heglig : le contrôle du pétrole comme tournant stratégique, et non simple succès militaire
Le premier rapport d’Al-Hurra a révélé que les forces de Tasis étaient parvenues à établir un contrôle total sur le champ pétrolier de Heglig, situé dans le Sud-Kordofan, l’un des sites les plus sensibles de la géographie économique du Soudan, puisqu’il constitue la principale installation de traitement du pétrole du Soudan du Sud. L’importance de cette évolution ne réside pas uniquement dans la conquête territoriale, mais dans la maîtrise d’un nœud central du réseau énergétique régional. Le pétrole transite en effet par le territoire soudanais jusqu’au port de Port-Soudan, générant des recettes vitales en devises fortes pour l’autorité de Port-Soudan.
Selon des sources gouvernementales citées par la chaîne, l’armée du général Al-Burhan et les employés des installations se sont entièrement retirés du site afin d’éviter des affrontements susceptibles de détruire les infrastructures pétrolières. Ce retrait sans combat reflète une prise de conscience, au sein de l’institution militaire, que le coût d’une confrontation dans un site de cette nature pourrait dépasser celui de sa perte. Il met également en évidence la fragilité de la capacité de l’armée à protéger des ressources stratégiques dans un contexte d’extension du conflit.
La prise de contrôle de Heglig par les forces de Tasis leur confère, dans les faits, un levier de pression économique considérable, leur permettant d’influencer l’une des principales ressources sur lesquelles s’appuie l’autorité de Port-Soudan pour assurer son financement. Malgré les assurances données par les forces de Tasis sur leurs canaux Telegram quant à la protection des installations et à la continuité des approvisionnements, l’inquiétude est demeurée présente sur les marchés pétroliers, notamment en ce qui concerne un éventuel arrêt des exportations du Soudan du Sud. Le rapport d’Al-Hurra conclut que cette évolution renforce les gains militaires des forces de Tasis dans le sud et affaiblit la position de l’armée d’Al-Burhan dans la bataille pour le contrôle des ressources.
Washington s’implique pleinement : un changement dans l’approche de l’administration Trump
Le deuxième rapport d’Al-Hurra a déplacé l’analyse du terrain militaire vers la sphère politique, révélant un changement qualitatif dans la manière dont l’administration du président Donald Trump gère le dossier soudanais. Le secrétaire d’État américain, Marco Rubio, a affirmé que Trump suivait personnellement la crise soudanaise, indiquant ainsi que Washington ne se contente plus de gérer le dossier par l’intermédiaire d’émissaires ou de canaux indirects, mais le considère désormais comme une priorité stratégique.
La chaîne a identifié trois obstacles majeurs à toute solution américaine potentielle. Le premier réside dans le désaccord entre la vision de Washington et celle du Quartet international, d’une part, et celle de l’armée d’Al-Burhan, d’autre part, notamment en ce qui concerne le refus de l’autorité de Port-Soudan de participer à un dialogue incluant les Émirats arabes unis, sans avoir présenté de preuves étayant ses accusations de soutien émirati aux forces de Tasis. Cette position constitue, selon l’analyse américaine, un frein majeur à toute solution globale.
Le deuxième obstacle concerne la question des islamistes au sein de l’armée. Washington n’est pas convaincu par les démentis de l’armée quant à la présence d’éléments islamistes dans ses rangs, alors même que les États-Unis s’orientent vers la désignation des Frères musulmans comme organisation terroriste étrangère. Cette contradiction exerce une pression croissante sur la relation entre l’armée soudanaise et l’administration américaine, rendant tout soutien politique ou militaire conditionnel à une restructuration interne à laquelle Al-Burhan ne semble pas disposé.
Le troisième obstacle porte sur le projet de base militaire russe à Port-Soudan, un dossier particulièrement sensible au regard de l’importance stratégique de la mer Rouge. Pour Washington, toute présence militaire russe permanente sur cet axe vital constitue une menace directe pour ses intérêts et ceux de ses alliés. Le rapport souligne que la pression américaine sur les islamistes au sein de l’armée s’inscrit dans une convergence avec les orientations régionales des Émirats arabes unis, eux-mêmes confrontés à une campagne politique de l’autorité de Port-Soudan les accusant de soutenir les forces de Tasis.
Le rapport de la BBC : le coût humain place l’armée sous surveillance internationale
Parallèlement aux évolutions militaires et politiques, l’enquête de la BBC est venue ajouter une dimension humanitaire d’une gravité extrême. Le rapport a révélé quel’armée de l’air soudanaise avait mené des frappes ayant causé la mort d’au moins 1 700 civils, lors d’attaques visant des quartiers résidentiels, des marchés, des écoles et des camps de déplacés, selon des données recueillies par le projet « Witness Sudan ».
Ce qui distingue cette enquête est son appui sur la plus vaste base de données connue concernant les frappes aériennes militaires dans le conflit soudanais depuis son déclenchement en avril 2023. L’analyse montre que l’armée de l’air a utilisé des bombes non guidées dans des zones densément peuplées, augmentant considérablement le risque de victimes civiles et soulevant de sérieuses interrogations quant au respect des règles du droit international humanitaire.
Ce rapport ne se limite pas à documenter la tragédie humaine, mais place l’armée d’Al-Burhan face à l’opinion publique internationale et fournit aux capitales occidentales, au premier rang desquelles Washington, des éléments supplémentaires de pression politique, voire juridique. À un moment où les États-Unis réévaluent leur relation avec l’armée, ces chiffres affaiblissent davantage sa position et renforcent les appels à conditionner toute solution politique à la question de la responsabilité et des violations.
En réunissant les fils de ces trois rapports, il apparaît clairement que le Soudan est entré dans une nouvelle phase du conflit. La prise de contrôle de Heglig par les forces de Tasis a redéfini la guerre comme un conflit pour les ressources, le repositionnement américain a replacé le Soudan au cœur des calculs géopolitiques en mer Rouge, tandis que le rapport de la BBC a mis en lumière le prix humain exorbitant de la poursuite des hostilités. Ces évolutions concomitantes rendent difficile tout retour à la situation antérieure à décembre 2025 et ouvrent la voie à des scénarios allant d’un règlement international imposé à une escalade encore plus complexe, dans une arène où les intérêts locaux, régionaux et internationaux s’entrecroisent de manière inédite.
