Gaza entre les tentes de la faim et l’ombre de 1948 : une nouvelle Nakba à l’horizon ?

À Gaza, où la guerre a provoqué le déplacement de près de deux millions de Palestiniens, le spectre de la « Nakba » n’a jamais été aussi présent. Chaque bombardement rase un quartier, chaque ordre d’évacuation massive rouvre une plaie ancienne, replongeant les Palestiniens dans le souvenir de la première perte de leurs foyers.
Alors qu’Israël parle de « relocalisation temporaire » des civils, les survivants vivent l’angoisse que le retour à leurs maisons puisse, cette fois, ne jamais avoir lieu, et que l’Histoire soit sur le point de se répéter.
Sans autre refuge qu’une tente usée de toile, le cœur alourdi par la faim, le froid et la peur, Abdullah Abu Samra, Palestinien de 88 ans, revit la scène qu’il a connue plus de soixante-dix ans auparavant : l’expulsion et l’exil. Enfant, il avait dû quitter son village en 1948. Aujourd’hui, en voyant ses petits-enfants dispersés à nouveau sous les bombardements de Gaza, il redoute que le temps ait bouclé la boucle, cette fois de façon encore plus « brutale ».
Il raconte comment, à l’âge de dix ans, en 1948, il fut contraint de quitter son village, désormais situé en Israël, parmi des centaines de milliers de Palestiniens déplacés à la suite de la guerre – ou « Nakba ». Depuis lors, Abu Samra a répété son récit d’innombrables fois, variant les détails pour que ses enfants et petits-enfants retiennent l’histoire, dans l’espoir qu’ils puissent un jour revenir. Mais, ces derniers mois, cet espoir paraît s’éloigner davantage.
Le 7 octobre 2023, le Hamas a lancé une attaque surprise contre Israël, provoquant, selon les autorités israéliennes, la mort d’environ 1 200 personnes, pour la plupart des civils, et la capture de quelque 250 otages. La riposte israélienne sur Gaza a tué des dizaines de milliers de personnes, laissant derrière elle une population déracinée, affamée et hantée par la crainte de ne plus jamais revoir ses foyers.
Pour la famille Abu Samra, comme pour tant d’autres, la Nakba n’a jamais cessé de planer sur leur existence. Dès les premiers jours de la guerre actuelle, au son des bombardements et des ordres d’évacuation largués par avion, l’angoisse d’une seconde Nakba s’est ravivée. Selon l’ONU, près de deux millions de personnes, soit environ 90 % de la population, ont été déplacées à l’intérieur de Gaza, souvent à plusieurs reprises.
Ces dernières semaines, le ministère israélien de la Défense a avancé une proposition visant à déplacer une large part de la population vers la zone frontalière avec l’Égypte, ce que des juristes considèrent comme une violation du droit international équivalant à un déplacement forcé massif et indéfini. À Gaza-Nord, une nouvelle offensive se prépare, faisant craindre à nouveau un exode. « Nous vivons une Nakba encore plus grande », déclare Abu Samra, ancien enseignant.
Le quotidien New York Times souligne que le déplacement massif de 1948 et les récits qui en découlent demeurent parmi les points les plus sensibles du conflit israélo-palestinien, les Palestiniens et leurs descendants revendiquant toujours le droit au retour, qu’Israël refuse catégoriquement.
La politique actuelle d’évacuations et de destructions massives nourrit les accusations de « nettoyage ethnique ». Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Volker Türk, a affirmé que ces pratiques « s’apparentent à une transformation démographique permanente ». Israël encourage par ailleurs une « émigration volontaire » hors de Gaza, mais aucun pays n’accepte d’accueillir des masses de réfugiés. Selon les experts en droits humains, une telle émigration, sous la contrainte des conditions insoutenables dans l’enclave, relèverait également d’un processus de nettoyage ethnique.
Certains membres du gouvernement israélien, tels que le ministre des Finances Bezalel Smotrich, ont attisé les craintes palestiniennes en affirmant que « tout ce qui reste de Gaza sera détruit » et que l’armée restera jusqu’à l’éradication totale du Hamas.
La famille Abu Samra, une vingtaine de personnes, a entamé sa fuite dès le premier jour de la guerre, lorsque les bombardements israéliens ont secoué leur maison. Après des déplacements successifs, certains membres sont morts, d’autres ont fui vers l’Égypte. Abdullah, frêle octogénaire, est resté bloqué au sud de Gaza, dans une tente de fortune. Il dit vivre aujourd’hui comme dans son enfance : dans la peur, la faim, l’exil, mais toujours habité par le rêve du retour.
Lors d’un bref cessez-le-feu, certains Palestiniens ont pu revenir voir leurs quartiers : la plupart n’y ont trouvé que des ruines. Près de 80 % des bâtiments sont endommagés ou détruits, et la Banque mondiale estime que la reconstruction pourrait prendre jusqu’à 80 ans.
Pour de nombreux Palestiniens, la Nakba ne constitue pas seulement un souvenir douloureux, mais un élément fondateur de leur identité. Selon l’ONU, 1,7 million des 2,2 millions d’habitants de Gaza sont des réfugiés de 1948 ou leurs descendants. Même ceux qui n’ont jamais quitté l’enclave se considèrent comme réfugiés des villages d’où leurs familles furent chassées.
La « clé du retour », symbole fort de la Nakba, reste dans de nombreuses familles, transmise de génération en génération, bien que les maisons n’existent plus. Abu Samra se souvient : « Tous ont fermé leurs portes en emportant la clé, persuadés de ne partir que quelques jours. » Mais l’attente dura des années, puis des décennies. Aujourd’hui, ses enfants et petits-enfants se demandent si leurs propres clés subiront le même destin.
Des organisations de défense des droits humains estiment que la guerre actuelle a rendu de vastes zones inhabitables, provoquant un déplacement permanent qui pourrait constituer un crime de guerre, voire un crime contre l’humanité. Human Rights Watch et d’autres ONG accusent Israël de mener une politique de destruction délibérée, assimilable à un génocide. Israël rejette ces accusations, affirmant qu’il s’agit de déformations malveillantes.