Politique

Des bombes aux algorithmes : Daech piège l’intelligence artificielle


Un nouveau terrain de menaces émerge pour l’organisation terroriste Daech, appelant à la vigilance et à l’adaptation des mécanismes de riposte.

Selon un rapport du Centre européen d’études sur la lutte contre le terrorisme et le renseignement, publié lundi, Daech cherche, à mesure que l’intelligence artificielle s’intègre davantage dans les sociétés, à exploiter les technologies et applications émergentes de l’IA afin de servir ses propres objectifs. Ces usages lui permettraient de renforcer le recrutement et de maintenir une base de soutien mondiale, malgré ses revers militaires sur le terrain.

Le rapport souligne que ces méthodes ont, par le passé, démontré leur capacité à dépasser les efforts des gouvernements et des entreprises pour les contrer, un danger aujourd’hui amplifié par la nature inédite des avancées liées à l’intelligence artificielle.

Des experts mettent en garde contre le fait que l’accès de Daech à l’intelligence artificielle constitue un nouveau tournant, à un moment où l’organisation et ses partisans cherchent à orchestrer un retour sur la scène internationale, soutenu par des évolutions avancées dans le domaine numérique.

Samuel Hunter, scientifique principal et directeur de la recherche académique au Centre national d’excellence pour l’innovation, la technologie et l’enseignement de la lutte contre le terrorisme à l’université d’Omaha, affirme que l’on est passé du stade théorique à la réalité en ce qui concerne l’utilisation de l’intelligence artificielle par les groupes extrémistes.

Les usages de l’IA par Daech vont de la création de présentateurs de journaux télévisés fictifs à la sécurisation de ressources nécessaires à de nouvelles opérations, en passant par des menaces futures qui se profilent déjà.

Production de terrorisme et d’extrémisme

Daech semble utiliser l’intelligence artificielle de manière similaire à un utilisateur ordinaire, principalement pour renforcer l’exécution de tâches traditionnelles. La forme la plus répandue de cette utilisation réside dans le recours à l’IA générative pour produire et diffuser des contenus plus rapidement et de manière plus attrayante.

Selon Hunter, l’usage le plus courant de l’intelligence artificielle par des organisations terroristes comme Daech concerne le développement de la propagande. Il décrit le passage à l’utilisation de cette technologie dans les applications vidéo comme une évolution nouvelle et particulièrement préoccupante.

Parmi les exemples ayant attiré l’attention du public en 2024 figure l’apparition de présentateurs d’actualités générés par l’intelligence artificielle diffusant de la propagande de Daech en ligne, à la suite d’une attaque sanglante perpétrée par l’organisation dans une salle de concert près de Moscou.

Il ne s’agissait que d’une des nombreuses vidéos produites dans le cadre d’une initiative fondée sur l’IA, baptisée « Récolte de l’actualité », visant à relater les activités de l’organisation à travers le monde.

Cette campagne serait principalement portée par les partisans de l’une des branches les plus actives de Daech sur le plan international, à savoir la branche du Khorasan, basée en Afghanistan et connue sous le nom de Daech-Khorasan.

Cette branche a revendiqué deux des attaques les plus meurtrières de l’histoire récente de l’organisation, notamment l’attentat en Russie et une attaque antérieure en Iran.

Bien que certains adeptes de l’idéologie de Daech expriment scepticisme, voire rejet, à l’égard des technologies modernes, Daech-Khorasan a cherché à sensibiliser aux risques et aux opportunités liés à l’utilisation de l’intelligence artificielle à travers le magazine Sawt al-Khorasan, publié par sa fondation Al-Azaim.

Les partisans du groupe ont même détourné des formats familiers des médias occidentaux, notamment en manipulant un épisode de la série animée populaire Family Guy pour montrer le personnage principal scandant un chant extrémiste.

Cependant, l’usage de l’IA générative par Daech ne se limite pas à la diffusion de messages terroristes. Hunter indique que l’organisation explore également des moyens d’exploiter ces outils dans la planification d’attaques réelles sur le terrain.

Il ajoute que les tendances observées dans d’autres domaines laissent penser que l’utilisation de l’IA générative pour développer de nouveaux outils, tels que des engins explosifs improvisés innovants ou de nouvelles tactiques, est soit déjà en cours, soit sur le point de débuter.

Les agents d’intelligence artificielle chez Daech

L’aspect le plus influent, et peut-être le plus dangereux, concerne l’émergence de l’intelligence artificielle agentique, qui repose sur l’utilisation de systèmes d’IA capables de gérer des opérations complexes de manière plus autonome et plus efficace qu’auparavant.

Hunter explique que cette évolution accroît la rapidité et l’ampleur de la propagande, tout en rendant son identification et sa neutralisation plus difficiles. Ce qui nécessitait auparavant le travail de plusieurs personnes peut désormais être réalisé rapidement et à grande échelle, avec une capacité remarquable d’adaptation des messages à des publics variés.

Il précise que l’une des caractéristiques majeures de l’IA agentique est sa faculté à s’adapter en fonction des données en temps réel, des tendances historiques et des changements imprévus, ce qui la rend plus flexible que les modèles d’IA générative traditionnels.

De son côté, Adam Hadley, fondateur et directeur de l’organisation Technology Against Terrorism, met en garde contre le fait que ces avancées pourraient conférer à Daech des capacités nettement accrues en matière de planification et d’exécution d’attaques.

Il souligne que le rythme de développement de l’intelligence artificielle est vertigineux et que les perspectives à venir sont potentiellement alarmantes, en particulier l’idée d’utiliser l’IA comme un agent capable de faire fonctionner d’autres technologies et de mener des opérations complexes pour le compte d’un utilisateur.

Il estime qu’il pourrait devenir possible, d’ici quelques mois seulement, de confier à un système d’IA agentique la tâche de rechercher sur internet toutes les matières premières nécessaires à la fabrication de bombes, de les acheter et de les faire livrer à des adresses spécifiques.

Au-delà de la génération d’images et de vidéos de propagande, qui constituent encore la majorité des contenus liés à l’IA produits par Daech, l’IA agentique pourrait accomplir en un instant des tâches qui auraient exigé auparavant des centaines d’heures de travail de la part des terroristes.

Les technologies émergentes comme levier central des groupes extrémistes

L’exploitation des technologies émergentes a toujours constitué un outil clé pour les groupes terroristes afin de conquérir de nouveaux publics et de tirer parti des failles de vigilance des institutions publiques et privées.

L’ascension d’Al-Qaïda à la fin des années 1980 et au début des années 1990 a coïncidé avec les débuts de l’ère d’internet, offrant à ses partisans un environnement propice à la diffusion de l’idéologie extrémiste à travers des sites et des forums faiblement régulés.

Par la suite, l’usage de cassettes vidéo et de CD a marqué une nouvelle étape, permettant aux extrémistes de diffuser des vidéos de formation et d’adresser leurs messages à un public international.

Daech est allé encore plus loin depuis son apparition en 2014, en diffusant en ligne des enlèvements et des vidéos d’exécutions, puis en produisant une quantité massive de propagande et de contenus vidéo à l’esthétique cinématographique, vantant ses prétendues victoires au Moyen-Orient et au-delà.

Malgré l’annonce de la défaite de Daech en 2019, la stratégie médiatique de l’organisation demeure active, voire en expansion, avec une production de contenus dans davantage de langues et de formats, parallèlement à la montée en puissance de Daech-Khorasan et d’autres branches en Afrique.

Face à ces évolutions, les gouvernements et les agences internationales tentent de combler le fossé, mais la course entre l’innovation technologique et l’élaboration de cadres juridiques se poursuit, offrant aux groupes terroristes l’opportunité d’exploiter ces zones grises. Il s’agit d’une confrontation complexe entre sécurité nationale et libertés numériques.

Le rapport du Centre européen d’études sur la lutte contre le terrorisme et le renseignement estime que l’utilisation de l’intelligence artificielle par Daech constitue une mutation qualitative des menaces terroristes, et non une simple extension technologique de ses anciens outils de propagande.

Le rapport souligne que l’organisation, ayant perdu de vastes territoires et une grande partie de ses capacités militaires conventionnelles, cherche clairement à compenser ce recul par le biais de l’espace numérique, profitant du caractère décentralisé et peu coûteux des technologies modernes. Cela montre que l’intelligence artificielle n’est plus pour Daech un outil expérimental, mais devient un élément croissant de sa structure opérationnelle et médiatique.

Alertes croissantes

Le rapport met en garde contre un double danger : d’une part, l’accélération et l’élargissement de la propagande et du recrutement, rendus possibles par l’IA générative capable de produire des contenus de haute qualité, multilingues et finement ciblés, plus difficiles à détecter et à supprimer ; d’autre part, le passage de l’usage médiatique à l’usage opérationnel, notamment dans la planification d’attaques et le développement de moyens d’exécution.

Avec l’émergence de l’IA agentique, la perspective d’une automatisation de certaines étapes de l’activité terroriste devient réaliste, en particulier dans les domaines de la collecte d’informations, de la sélection des cibles et de la logistique.

Cette tendance devrait s’accentuer, d’autant plus que l’écart se creuse entre la rapidité de l’innovation technologique et la capacité des gouvernements à la réguler. Les groupes terroristes opèrent souvent dans des zones juridiquement et éthiquement grises, exploitant l’absence de cadres réglementaires stricts ou leur application limitée à l’échelle transfrontalière.

En outre, l’aggravation des crises mondiales, qu’il s’agisse de conflits armés ou de difficultés économiques, crée un terreau favorable à l’exploitation de ces outils pour recruter de nouveaux membres, notamment parmi les populations marginalisées ou mécontentes.

Le rapport conclut que la réponse ne saurait être uniquement technologique, mais doit également être politique et sociétale. Se contenter de renforcer la surveillance des contenus ou d’adopter des lois tardives risque de s’avérer insuffisant sans une compréhension approfondie des dynamiques algorithmiques, des espaces numériques non régulés et des facteurs sociaux exploités par l’organisation. Les démocraties seront confrontées à un dilemme réel entre le renforcement de la sécurité nationale et la préservation des libertés numériques, une équation complexe susceptible d’offrir à Daech une marge de manœuvre si elle est mal gérée.

Le rapport conclut enfin que l’intelligence artificielle ouvre aux organisations terroristes un nouveau front à faible coût et à fort impact, imposant aux États d’adopter des approches préventives et globales, combinant innovation technologique, coopération internationale et réponses idéologiques et sociales, afin d’éviter que ces outils ne deviennent un facteur déterminant dans l’évolution des menaces terroristes futures.

 

 

 

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