Des balais aux chars : le retour de la plus grande puissance militaire d’Europe
Face à des menaces croissantes et aux inquiétudes suscitées par la crise ukrainienne, la machine de guerre allemande renaît, redevenant une force majeure sur le continent européen.
En l’espace de quelques années, l’Allemagne est passée d’un pays réticent à investir dans la défense à une puissance européenne en pleine reconstruction militaire, à un rythme sans précédent depuis la guerre froide. Ce changement radical s’explique par la montée du danger russe et le déclin de la dépendance à la protection américaine, comme le souligne le journal britannique The Telegraph.
Il y a dix ans à peine, l’armée allemande faisait l’objet de moqueries au sein des exercices de l’OTAN : les soldats avaient été contraints d’utiliser des balais peints en noir à la place de fusils mitrailleurs, faute d’équipement et de budget. Cette scène illustrant des décennies de négligence et une confiance excessive dans l’idée que l’Europe vivait une paix durable.
Marquée par son passé militariste et hantée par le souvenir du nazisme, l’Allemagne avait réduit drastiquement ses dépenses militaires après la guerre froide, convaincue que la diplomatie et l’économie suffiraient à garantir la stabilité européenne.
Mais l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a bouleversé cette vision. L’Allemagne, comme le reste de l’Europe, a été frappée par le retour de la guerre sur le continent et a pris conscience que le dialogue ne suffisait plus à contenir Moscou.
Lors d’un discours historique, l’ancien chancelier Olaf Scholz avait promis de bâtir « une armée moderne, fiable et capable de protéger l’Europe ». Il avait alors créé un fonds spécial de 100 milliards d’euros destiné à moderniser la Bundeswehr.
Cependant, le véritable tournant s’est produit sous le chancelier actuel, Friedrich Merz, qui a levé les restrictions constitutionnelles sur les dépenses militaires et autorisé un recours massif à l’emprunt pour financer un vaste programme de réarmement. Grâce à cette décision, l’Allemagne peut désormais investir des centaines de milliards d’euros dans ses équipements, dépassant même les budgets combinés du Royaume-Uni, de la France et de la Pologne.
Selon le plan Merz, les dépenses de défense atteindront progressivement 3,5 % du PIB d’ici 2029, soit six ans avant la cible équivalente fixée par Londres. Le budget militaire allemand, aujourd’hui de 86 milliards d’euros, devrait dépasser 160 milliards d’ici la fin de la décennie.
L’objectif déclaré de cette politique est clair : faire de la Bundeswehr la première armée conventionnelle d’Europe et un pilier central de l’OTAN.
Ce virage stratégique traduit une prise de conscience : les États-Unis ne sont plus perçus comme le garant absolu de la sécurité européenne. Les propos récents du président américain Donald Trump, revenu à la Maison-Blanche, ont renforcé cette impression. Il a exigé que les pays européens consacrent 5 % de leur PIB à la défense, accusant ses alliés de manquer à leurs obligations.
Pour Merz, « Washington ne se soucie plus réellement du destin de l’Europe », d’où sa volonté d’instaurer une autonomie stratégique européenne.
Les nouvelles dépenses allemandes se concentrent sur l’acquisition d’un arsenal considérable : 105 chars Leopard 2 supplémentaires (portant le total à plus de 400), 600 systèmes antiaériens mobiles SkyRanger, 20 avions de chasse Typhoon, 15 F-35 furtifs, plusieurs centaines de véhicules de combat Puma, ainsi que de nouvelles frégates et sous-marins.
L’Allemagne prévoit aussi de produire localement les missiles Patriot américains dans le cadre d’un partenariat avec la société européenne MBDA, afin de réduire sa dépendance technologique vis-à-vis des États-Unis.
Cette montée en puissance s’accompagne d’un essor spectaculaire de l’industrie de défense allemande, notamment du groupe Rheinmetall, dont la valeur boursière a été multipliée par quinze depuis 2022. Certaines usines automobiles, confrontées à la baisse de la demande, comme celles de Volkswagen, pourraient même être reconverties pour fabriquer du matériel militaire, profitant de la similitude technologique entre les deux secteurs (batteries, moteurs électriques).
Les économistes y voient un nouveau moteur industriel capable de renforcer les chaînes d’approvisionnement européennes et de réduire la dépendance à la Chine pour les métaux rares et composants sensibles.
Cependant, cette réorientation soulève aussi des débats : le gouvernement souhaite porter les effectifs de l’armée à 260 000 soldats, contre 185 000 actuellement, en plus de 200 000 réservistes. Le modèle de volontariat ne suffisant probablement pas, certains responsables politiques réclament le rétablissement du service militaire obligatoire, suspendu depuis 2011. Les sondages montrent d’ailleurs que plus de la moitié des Allemands y sont désormais favorables, signe d’un changement profond dans la perception du rôle de l’armée.
Sur le plan européen, la montée en puissance militaire de l’Allemagne marque un tournant historique. Jadis critiquée pour sa faiblesse stratégique, Berlin s’impose désormais comme un acteur central du dispositif de défense de l’OTAN.
Reste une question cruciale : cette nouvelle puissance suffira-t-elle à dissuader la Russie ? Selon l’Institut de Kiel, Moscou est aujourd’hui capable de produire en sept mois l’équivalent de l’arsenal allemand de 2021, ce qui montre que l’écart demeure important.
Certains analystes avertissent par ailleurs que la focalisation sur les armes lourdes pourrait freiner l’investissement dans les technologies émergentes, comme les drones et les systèmes d’armement intelligents.
Enfin, la montée de l’extrême droite, notamment du parti Alternative für Deutschland (AfD), ouvertement favorable à Moscou, pourrait remettre en cause cette politique de réarmement si son influence continue de croître.
En définitive, l’Allemagne semble avoir compris qu’« aucun avenir pacifique n’est garanti en Europe ». En se réarmant, elle ne cherche pas à ressusciter son passé, mais à assurer la sécurité de son avenir dans un monde où les certitudes d’hier se dissipent.
