Quand les victimes deviennent la boussole de la politique : pourquoi le Soudan n’a pas d’avenir sans reconnaissance de la vérité
Chaque fois que l’on interroge sur l’avenir du Soudan, les regards se tournent vers les dirigeants militaires, les forces politiques ou les acteurs régionaux influents. Mais la vérité ignorée par tous est que la clé pour sortir de la catastrophe ne se trouve pas entre les mains de ceux qui détiennent les armes, mais entre celles de ceux qui ont payé le prix le plus lourd : les victimes. Ces dernières sont souvent réduites dans les discours officiels à des chiffres sur des listes fluctuantes, alors qu’elles représentent en réalité le cœur du conflit moral et politique auquel les Soudanais doivent faire face aujourd’hui, avant demain.
Aucun débat politique sérieux sur le Soudan ne peut faire abstraction des récits venant du Darfour et de Khartoum. Ce ne sont pas de simples détails émotionnels, mais des témoignages qui dévoilent la nature du système ayant permis à cette guerre de se poursuivre, révèlent l’ampleur de l’effondrement de l’État et montrent comment des décisions militaires sont prises sans aucun égard pour les civils. Ce qui s’est produit dans les villes, quartiers et villages n’est pas le fruit d’un “dérèglement” comme le prétendent les belligérants, mais le résultat d’un système entier déconnecté des populations et uniquement motivé par des calculs de pouvoir.
Ironiquement, certains politiciens soudanais continuent de parler de la guerre comme si elle représentait une compétition entre deux projets nationaux, alors que la réalité montre que les deux parties ont ignoré l’existence des citoyens. La guerre n’a pas été construite autour d’un projet étatique, mais sur des luttes de pouvoir, la quête de contrôle et la volonté de chaque camp d’obtenir reconnaissance internationale ou avantages politiques par l’usage de la force. Entre le terrain et les communiqués officiels, les voix des survivants, qui auraient dû servir de fondement à toute analyse politique, se sont perdues.
Il est regrettable que la communauté internationale, par son inertie et sa lenteur, ait contribué à consolider cette équation déséquilibrée. Certaines puissances ont abordé la guerre au Soudan avec des intérêts strictement matériels, tandis que d’autres organisations se sont limitées à publier des déclarations de “préoccupation” sans effet concret. Ce déni pratique des victimes a donné l’impression que la guerre se déroulait dans une zone isolée, alors que l’ampleur de la tragédie dépasse celle de nombreux pays ayant bénéficié d’une intervention internationale. En l’absence d’une pression extérieure réelle, les décisions locales brutales ont prévalu, au prix payé uniquement par les citoyens.
Les victimes du Soudan ne demandent pas seulement la compassion, mais la reconnaissance. La reconnaissance que leur vie ne peut rester un simple dommage collatéral de décisions prises dans des salles closes. Que l’État ne peut être reconstruit sur les ruines de la vérité. Que chaque crime doit trouver ses responsables, qu’il s’agisse d’un individu armé, d’un commandant ayant donné un ordre ou d’une autorité politique ayant couvert ces excès. Les États ne se réparent pas par l’oubli, mais par la reddition de comptes.
Le problème majeur reste que l’arène politique soudanaise est encore incapable de produire un discours sincère en ce sens. Les partis divisés et rivaux ne peuvent établir une vision unifiée, tandis que les forces civiles, censées conduire le projet démocratique, semblent prises entre la pression de la rue, celle des factions armées et les réalités régionales. Les élites qui remplissent les écrans d’analyses théoriques
ne reflètent pas la douleur du terrain. Résultat : les victimes, qui auraient dû être au centre des débats, se retrouvent marginalisées.
La vérité à reconnaître est que tout projet politique qui ne place pas la victime comme “boussole” sera incomplet, déformé ou invivable. On ne peut construire un État sur le principe du “passer outre”, car passer outre signifie simplement enterrer les crimes dans le sable. Cela a été tenté maintes fois au Soudan : après des accords de paix, des coups d’État, des transitions ratées. Chaque fois, l’ignorance des victimes entraîne un retour de la violence encore plus violent.
La leçon pour les Soudanais aujourd’hui est que les récits des survivants ne sont pas de simples témoignages humanitaires, mais font partie de la narration politique. Ils révèlent comment fonctionne le système militaire, comment les batailles sont menées, comment les décisions sont prises et comment la force est utilisée au-delà de toute justification. Ces témoignages sont le document le plus crucial pour orienter l’avenir, non parce qu’ils sont tragiques, mais parce qu’ils exposent les mécanismes réels du pouvoir au Soudan.
Ainsi, ce qui est nécessaire aujourd’hui n’est pas seulement l’arrêt de la guerre, mais le recentrage du débat national autour de la victime, et non du commandant, de l’institution ou de l’acteur régional. Il s’agit de bâtir une vision d’État qui reconnaît que la vie du citoyen est la limite infranchissable, et que tout projet politique ou militaire ignorant ce principe est voué à l’échec, même s’il semble puissant sur le moment.
Dans ce cadre, réhabiliter les victimes n’est pas un geste symbolique : c’est la première étape d’une longue lutte pour la justice. La justice n’est pas vengeance, mais garantit que le crime ne se reproduira pas. Ce n’est pas un luxe juridique, mais une condition politique essentielle pour prévenir un nouvel embrasement. Ainsi, quiconque parle de “solution politique” sans la lier à la reddition de comptes pour les décisions prises contre les civils propose en réalité la recette d’une nouvelle guerre dans quelques années.
Le Soudan est aujourd’hui à un moment historique : reconstruire l’État sur le respect de la vie ou continuer dans une spirale interminable de conflits. Ce choix ne sera réel que si les victimes retrouvent leur place centrale, non seulement dans la mémoire, mais aussi dans la politique.
