L’administration civile au Soudan : est-elle la seule issue à la spirale de l’effondrement ?
Au cœur de la tragédie soudanaise, alors que les institutions de l’État et les services essentiels s’effondrent à un rythme accéléré, une question incontournable s’impose : un pays épuisé par la guerre et où l’idée même d’État s’est dissipée peut-il se relever sans fonder une administration civile forte et professionnelle ? Cette enquête plonge au cœur du problème, en s’appuyant sur les témoignages d’anciens fonctionnaires, d’experts en administration publique et sur divers documents, pour révéler que l’essence de la crise soudanaise ne réside pas uniquement dans la guerre, mais dans l’absence d’un appareil civil capable d’assurer la survie et le fonctionnement de l’État.
Les documents gouvernementaux dont nous avons obtenu copie, ainsi que des rapports d’organisations internationales, montrent clairement qu’environ soixante pour cent des institutions de la fonction publique fonctionnaient, même avant la dernière guerre, avec moins de la moitié de leurs effectifs en raison de la politisation, de l’inertie administrative et d’un manque de formation. Avec l’expansion des combats, les services de l’eau, de la santé et de l’éducation se sont effondrés dans la plupart des États, tandis que des cadres techniques qualifiés ont quitté leurs postes, laissant le pays face à un vide institutionnel inédit.
Un ancien employé du ministère des Infrastructures, qui a requis l’anonymat, affirme que le problème dépasse largement le manque de financement ou d’équipement. Selon lui, l’absence d’un système d’exploitation professionnel constituait le facteur le plus dangereux : les stations et installations gérées selon des loyautés politiques plutôt que sur des critères techniques n’ont pas résisté plus de quelques semaines
aux premières secousses sécuritaires. Ce témoignage rejoint des rapports internes des Nations unies qui confirment que l’effondrement des services au Soudan est directement lié à l’absence d’institutions civiles stables dotées de structures claires et de systèmes d’exploitation fixes, et que la guerre n’a fait qu’exposer ce qui était déjà caché.
Les entretiens de terrain menés dans différents États indiquent également que les forces militaires, quelles qu’elles soient, ont tenté de combler le vide en gérant les réseaux d’électricité, d’eau et les hôpitaux, mais ces efforts ont rapidement échoué. Les soldats ne sont pas formés pour gérer des budgets, exploiter des stations ou superviser des systèmes logistiques complexes. Un professeur de gestion de crise à l’Université de Khartoum explique que les armées peuvent imposer leur contrôle sur le terrain, mais ne peuvent pas administrer un État moderne, car celui-ci nécessite des ingénieurs, des experts financiers, des administrateurs, des comptables et des contrats d’exploitation et de maintenance, non des ordres militaires.
Une revue des archives de onze États révèle que soixante-dix pour cent des administrations publiques, avant la guerre, reposent sur des décisions individuelles ou des comités d’urgence plutôt que sur des systèmes institutionnels, ce qui signifie que l’effondrement de l’État avait commencé des années avant le conflit, lequel n’a fait que l’achever.
Malgré cette réalité sombre, certaines expériences rares sur le terrain montrent qu’une administration civile professionnelle peut réussir même dans les conditions les plus difficiles. Dans l’État de Gedaref, par exemple, l’unité de gestion de l’eau a réussi, entre 2022 et 2024, à faire fonctionner quatre-vingts pour cent de ses stations grâce à la séparation entre les tâches techniques et l’influence politique, et à l’adoption d’un système numérique de suivi. À Port-Soudan, des médecins et administrateurs ont géré les hôpitaux avec efficacité malgré l’absence de soutien gouvernemental direct, et ont pu attirer des financements internationaux grâce à une gestion professionnelle fondée sur des données fiables. Ces exemples prouvent que l’effondrement général du Soudan n’est pas dû à l’impossibilité d’une administration civile en temps de guerre, mais à l’absence d’institutions capables de fonctionner correctement.
L’analyse des raisons de l’échec des solutions militaires montre que le problème ne réside pas seulement dans l’incapacité des armées à gérer les services, mais aussi dans le fait que la logique militaire elle-même n’est pas conçue pour bâtir un État. Les documents obtenus auprès du ministère des Finances pour l’année 2023 indiquent que soixante-dix-huit pour cent des dépenses ont été consacrées aux secteurs sécuritaires, tandis que les services essentiels n’ont reçu que huit pour cent, privant l’État des moyens nécessaires pour fournir énergie, eau ou médicaments. L’explosion des dépenses militaires a non seulement épuisé le budget, mais aussi paralysé toute possibilité de développement économique.
Une étude menée par des économistes soudanais début 2024 montre que le pays perd trente-cinq millions de dollars par jour en raison de l’arrêt de la production, de la rupture des chaînes d’approvisionnement et de l’absence de contrôle sur les ressources. L’étude affirme qu’une administration civile professionnelle pourrait réduire ces pertes de quarante pour cent en un an grâce à une meilleure collecte des recettes, à l’organisation des exportations et à l’activation des institutions de contrôle. L’économie soudanaise, fondée sur l’agriculture, l’exploitation minière, l’or et les ports, dépend entièrement d’institutions capables de gérer les ressources, d’encadrer les marchés et de surveiller les revenus. Aucune force militaire ou tribale ne peut remplir ces fonctions.
Ces témoignages et documents montrent que l’avenir du Soudan dépend de sa capacité à reconstruire son administration civile, non de sa capacité à gagner la guerre. Un État dépourvu d’institutions professionnelles ne pourra ni restaurer les services ni bâtir une économie durable, même si les hostilités cessent demain. Les solutions militaires, bien que parfois nécessaires face à certains risques, ne possèdent pas les outils pour relever l’État, alors que les expériences réussies, bien que limitées, prouvent qu’une administration civile professionnelle peut résister et relancer la vie publique.
En définitive, le Soudan se trouve à un tournant historique : soit reconstruire des institutions civiles solides garantissant la continuité des services et la relance économique, soit demeurer prisonnier de l’effondrement, quel que soit l’équilibre des forces sur le terrain. La solution civile institutionnelle n’est plus un choix politique mais une nécessité existentielle pour la survie de l’État.
