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Le Soudan entre chaos et commencement d’un État: pourquoi l’administration civile institutionnelle est devenue la véritable bataille pour la survie


Chaque fois que les Soudanais pensent que leur pays a touché le fond, les événements révèlent une couche encore plus profonde de chaos et d’effondrement. Cette descente continue n’est plus seulement le résultat de la guerre, mais la conséquence d’un vidage progressif de l’État de son sens, transformé en un espace disputé entre forces armées et centres de pouvoir. Au milieu de ce paysage dévasté, une question simple mais fondamentale s’impose: pourquoi l’État soudanais n’est-il plus capable d’assurer ses fonctions les plus élémentaires? La réponse, malgré toutes les tentatives de certains pour la contourner, est d’une clarté absolue: le Soudan manque d’une administration civile institutionnelle capable de diriger l’État au lieu d’être dirigée par lui, de réorganiser les services au lieu de s’accommoder du désordre, et de bâtir une économie productive plutôt qu’une économie de guerre.

Tous les indicateurs convergent aujourd’hui vers une même conclusion: le maintien du pouvoir militaire ou d’une autorité de facto ne fera que prolonger l’effondrement. La force armée peut contrôler, mais elle ne peut administrer. Elle peut imposer sa domination, mais elle est incapable de fournir l’éducation, la santé, l’eau ou l’électricité. Elle peut lever des taxes, mais elle ne peut construire une économie. Cet échec n’est pas une opinion politique, mais une réalité vécue par chaque Soudanais: files d’attente devant les hôpitaux, coupures d’électricité incessantes, pénurie de médicaments, prix qui changent chaque semaine, marchés désorganisés, routes dégradées, et des institutions publiques qui fonctionnent dans une confusion sans précédent.

Pourtant, certains continuent de défendre l’idée qu’une « phase » militaire est nécessaire avant une transition vers un pouvoir civil. L’expérience soudanaise a prouvé que cette logique est une recette assurée pour un déclin sans fin. Chaque phase « temporaire » s’est prolongée jusqu’à devenir une réalité permanente, tandis que les institutions de l’État se désagrégeaient discrètement en coulisses. Le résultat est devant nous: un État sans structure, un service public épuisé, une économie sans crédibilité et une population plus inquiète pour son avenir que pour son passé.

L’administration civile institutionnelle n’est ni un luxe politique ni une tendance démocratique importée. Elle est une condition de survie. Elle constitue le fondement de tout État moderne. Sans elle, n’importe quel système politique—civil ou militaire—se réduit à une autorité abstraite sans capacité d’action. C’est l’administration publique qui organise les recettes, supervise les projets, gère les écoles et les hôpitaux, régule les marchés et assure la continuité des services. Lorsqu’elle disparaît, tout devient soumis à l’improvisation, aux intérêts personnels ou au pouvoir des armes, et les frontières de l’État se dissolvent au profit de zones d’influence concurrentes.

Ce dont le Soudan a besoin aujourd’hui, ce n’est pas d’une nouvelle reconfiguration du pouvoir, mais d’une reconstruction de l’État lui-même. Cette reconstruction commence par la réforme de l’administration publique et la réhabilitation des compétences professionnelles. Un État ne se bâtit pas avec des slogans, mais avec des ingénieurs qui réhabilitent les infrastructures, des médecins qui font fonctionner les hôpitaux, des enseignants qui rouvrent les écoles, et des fonctionnaires qui régulent les services. Ce sont eux—et non les officiers ou les politiciens—qui posent la première pierre du redressement. Mais pour travailler, ils ont besoin d’une protection institutionnelle contre les armes, de financements stables et d’une structure administrative durable, indépendamment de l’autorité en place.

Le contexte montre également que l’administration civile n’est pas un simple changement interne, mais une condition pour attirer tout soutien extérieur ou investissement. Aucun acteur international ne financera un pays dépourvu d’institutions. Les bailleurs multilatéraux ne soutiendront pas des plans gérés par des décisions individuelles. Les investisseurs n’engageront pas leurs capitaux dans un environnement où les lois changent au gré des rapports de force. Même les pays alliés ne peuvent opérer sans un appareil administratif fiable. Autrement dit, la reprise économique du Soudan est impossible tant que son système administratif ne sera pas restauré.

La question dépasse cependant la simple gestion: elle touche à la philosophie même du pouvoir. Le Soudan veut-il un État où les citoyens vivent sous la domination des milices, des extorsions et des rivalités d’influence? Ou un État fondé sur la loi, offrant des services équitables à tous? La réponse est claire pour la majorité des Soudanais épuisés par la guerre: ils veulent un État normal—rien de plus, rien de moins. Et cette normalité ne peut être rétablie qu’à travers une administration civile institutionnelle capable de reconstruire la confiance entre l’État et le citoyen, une confiance aujourd’hui brisée au point de rendre toute action politique vaine sans réforme profonde.

Ainsi, l’enjeu réel ne réside pas dans de nouveaux accords politiques, mais dans la création d’un appareil administratif renouvelé—une refondation de l’État lui-même, en somme. Une administration indépendante des factions armées, protégée par la loi, dotée de ressources suffisantes et fonctionnant selon des normes professionnelles claires. C’est elle qui pourra rétablir les services, relancer les chaînes de production, organiser le marché et transformer l’économie de guerre en une économie productive.

En résumé, impossible d’exiger du Soudan qu’il se relève alors que sa colonne vertébrale est brisée. Impossible d’espérer un avenir différent avec les mêmes structures qui ont conduit à la catastrophe actuelle. L’administration civile institutionnelle n’est pas un choix parmi d’autres: elle est le point de départ indispensable pour restaurer l’État. Le temps est peut-être venu d’admettre que le Soudan ne sortira pas de sa crise par les armes ou les compromis, mais par la construction d’institutions solides qui traitent l’État comme il doit l’être: un organisme qui nécessite une gestion, non une tutelle.

C’est là tout l’enjeu: le Soudan ne renaîtra que lorsqu’il sera de nouveau administré, et non simplement gouverné.

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