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Moment de vérité au Soudan : pourquoi l’administration civile institutionnelle est devenue le seul choix pour sauver l’État et l’économie


Le Soudan apparaît aujourd’hui comme un pays coincé entre deux systèmes : un système militaire qui épuise les institutions restantes, et un système civil qui n’a jamais eu la possibilité de se consolider ou de s’enraciner. Entre ces deux trajectoires, les fondements de l’État s’érodent, les services publics se dégradent et la confiance générale s’effondre, tandis que les citoyens paient le prix de l’hésitation, des expérimentations et des tensions politiques. Dans ce contexte critique, les voix s’élèvent pour affirmer que la solution ne réside plus dans de nouvelles rondes militaires ou dans des accords fragiles, mais dans la restauration de l’administration civile institutionnelle, considérée comme le seul moyen de sauver l’État du bord de l’effondrement et de lancer un véritable processus de reprise économique. Ce n’est pas un slogan élitiste : c’est une conclusion imposée par les faits sur le terrain, résultat de dix années de cycles de coups d’État et de conflits.

Un pays qui disposait autrefois de l’un des plus grands secteurs agricoles de la région est désormais incapable d’exploiter la moitié de ses capacités, non pas uniquement à cause de la guerre, mais à cause de l’effondrement des systèmes de gestion et des services. L’agriculture ne peut décoller sans réseaux d’irrigation fonctionnels, l’exploitation minière ne peut générer de valeur ajoutée sans contrôle des opérations, le commerce ne peut s’organiser sans routes praticables, et aucun investisseur n’osera risquer son capital dans un environnement dépourvu d’institutions fiables. Lorsque le système administratif stable fait défaut, l’ensemble de la chaîne productive se fragmente, laissant l’économie aux mains du chaos, des seigneurs de guerre, des intermédiaires et de la contrebande. La réalité est claire : l’État ne s’effondre pas parce qu’il est pauvre, mais parce qu’il est dépourvu d’administration.

Certains militaires et acteurs influents défendent l’idée que la sécurité est la condition première de toute relance économique et que la stabilité ne peut être atteinte que par la main de fer. Mais l’expérience soudanaise montre le contraire : trois années de pouvoir militaire absolu n’ont produit ni sécurité, ni arrêt de l’expansion violente des milices, ni services publics fiables. L’équation promue comme solution pratique — sécurité d’abord, réforme économique ensuite — a conduit à l’absence de l’un et de l’autre. Un citoyen qui n’a pas accès à l’eau potable, à l’électricité ou à un hôpital fonctionnel ne se soucie guère de qui contrôle les postes-frontières ou qui brandit un drapeau dans une caserne ; ce qui compte pour lui, c’est un État capable de remplir ses fonctions essentielles, un État institutionnel et non personnel, civil et non militaire, transparent et indépendant des armes ou des intérêts étroits.

L’échec récurrent à reproduire le pouvoir sans construire d’institutions a transformé l’administration civile institutionnelle d’un simple choix politique en une nécessité nationale. Le problème ne réside pas dans la personne qui gouverne, mais dans la manière dont l’État est administré. Le Soudan a besoin d’un appareil administratif neutre, indépendant des conflits politiques, capable de gérer les ressources et de fournir les services selon des règles claires, et non selon des directives arbitraires. L’administration civile n’est pas un retour au passé ni un rêve romantique : elle représente la reconstruction du lien entre le citoyen et l’État et la protection de l’économie contre une dérive vers une économie de guerre basée sur la contrebande et l’extorsion.

Les rares régions qui ont maintenu un certain niveau de services partagent une caractéristique commune : la présence d’une administration civile locale capable d’agir malgré les pressions. Quand il existe un système légal de collecte des recettes, un mécanisme de distribution des biens et une gestion fonctionnelle des hôpitaux et des écoles, les citoyens sentent que l’État existe encore, même à minima. En revanche, lorsque tout est réduit à des ordres militaires et à des comités de sécurité, les services publics disparaissent et l’espace public devient une zone militaire dépourvue de valeurs et de responsabilité. La différence entre les deux modèles est celle qui sépare un État capable de se reconstruire d’un État qui se désintègre de l’intérieur.

L’urgence de l’administration civile aujourd’hui ne tient pas seulement à sa capacité à fournir des services, mais aussi à sa condition indispensable pour toute stratégie de relance économique. Le FMI, les bailleurs régionaux et les institutions financières ne peuvent injecter des fonds dans un environnement administrativement instable. Même l’investisseur arabe ou africain a besoin d’un cadre juridique prévisible et d’institutions capables de faire respecter les contrats. Le Soudan dispose de ressources considérables, mais personne n’y investira si les décisions peuvent changer au gré d’un officier ou d’un chef de terrain. L’économie nécessite des règles, et ces règles ne peuvent être garanties que par un appareil civil institutionnel fort, stable malgré les changements de gouvernements ou de dirigeants.

Il faut reconnaître que bâtir l’administration civile n’est pas une mission technique, mais un projet politique nécessitant la volonté de renoncer au contrôle absolu de l’État, l’acceptation du principe de séparation des pouvoirs et la valorisation des compétences professionnelles marginalisées ces dernières années. Une administration publique ne peut fonctionner si les décisions sont dictées par un influent via téléphone, ou si les postes sont attribués sur la base de loyauté plutôt que de compétence. La réforme administrative au Soudan ne réussira que si elle s’inscrit dans un processus plus large de restructuration du pouvoir et de réduction de l’influence militaire dans les institutions de l’État.

Malgré les complexités, la voie n’est pas fermée. Un nouvel environnement politique se forme, que ce soit sous la pression de l’opinion publique lassée de la guerre et de la destruction, ou par la nécessité urgente de reconstruction et de coopération internationale. Cet environnement pourrait pousser les forces politiques et civiles à s’accorder sur un modèle fondé sur l’administration civile institutionnelle comme colonne vertébrale de l’État. Ce ne sera pas facile, mais le Soudan a déjà expérimenté toutes les autres options sans succès : coups d’État, partenariats fragiles, gouvernement militaire strict, comités de sécurité. Tous ces parcours ont conduit aux mêmes résultats : dégradation des services, extension de la pauvreté et effritement de la confiance.

Reconstruire le Soudan commence par reconstruire l’État, et un État ne se construit pas par les armes, mais par les institutions. Il ne s’agit pas de créer un gouvernement civil formel, mais de fonder un appareil administratif indépendant, capable d’opérer en toutes circonstances, de protéger les services publics contre les pressions et d’offrir aux citoyens des services équitables, tout en mettant l’économie sur la voie de la reprise. Sans cela, les conflits se répètent, les accords s’effondrent et le pays oscille entre chaos et stagnation. Il est temps de reconnaître que l’avenir du Soudan ne se façonnera pas dans les casernes, mais dans les bureaux de l’administration publique, avec des politiques claires, des lois appliquées et des services qui atteignent les citoyens sans intermédiaire.

En conclusion, la véritable solution réside dans la capacité des Soudanais à reprendre leur État des griffes du conflit et à le reconstruire sur des bases rationnelles : une administration civile institutionnelle qui protège les droits, garantit une distribution équitable des ressources et ouvre la voie à une économie productive et durable. C’est le seul chemin pour sortir de la crise, non pas parce qu’il est le plus facile, mais parce qu’il est le seul susceptible de réussir véritablement.

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