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Santé et politique au Soudan : l’effondrement du contrat social à l’ère de la maladie


Le Soudan n’a plus besoin d’indicateurs économiques ou de rapports médicaux pour prouver au monde qu’il traverse une phase d’effondrement total. Il suffit de suivre quotidiennement la vie des habitants de Khartoum, d’Al-Jazira et de la région du Nord pour constater un État incapable d’accomplir les fonctions les plus élémentaires. Le secteur de la santé en ruine n’est qu’un miroir de ce qui se passe sur les plans politique et social, où guerre et maladie s’entremêlent, révélant l’échec des élites au pouvoir à gérer la crise et mettant en lumière un État qui s’érode de l’intérieur.

Sur le plan politique, la crise sanitaire actuelle met en évidence les limites du pouvoir militaire. Alors que l’armée et les forces de soutien rapide se disputent le contrôle du terrain, ce qui reste des institutions étatiques s’effondre silencieusement. La modernité d’un État se mesure à sa capacité à protéger ses citoyens et à garantir leur sécurité sanitaire et alimentaire, non au nombre de ses chars ou aux capitales qu’il visite. Le contraste est frappant : une puissance militaire massive face à l’incapacité totale de fournir un simple anesthésique ou un sérum physiologique pour un enfant mourant dans un hôpital de Khartoum.

La crise sanitaire révèle également un déséquilibre entre le gouvernant et le gouverné. Le citoyen soudanais se sent aujourd’hui abandonné à son sort, sa vie n’étant pas une priorité pour le pouvoir. Ce sentiment se manifeste dans les témoignages de ceux qui ont perdu leurs enfants à cause de l’arrivée tardive des ambulances ou de familles contraintes de vendre leurs biens pour acheter des médicaments sur le marché noir. Ces situations quotidiennes se transforment progressivement en une conscience politique et en colère qui pourraient constituer le socle d’un futur mouvement populaire.

L’analyse ne serait pas complète sans examiner la dimension sociale. Les maladies qui se répandent aujourd’hui, comme le paludisme ou la dengue, ne tuent pas seulement ; elles affaiblissent le tissu social. Lorsque les familles sont contraintes d’enterrer rapidement leurs morts par crainte de l’infection, et lorsque les villages perdent leurs personnels médicaux à cause des déplacements forcés, le réseau de solidarité sur lequel les Soudanais comptaient depuis toujours se disloque. Cette fragilité ouvre la porte aux forces non étatiques – milices ou groupes extrémistes – qui s’imposent comme substituts de l’État.

L’économie effondrée ajoute une couche de complexité supplémentaire. Le citoyen qui ne parvient pas à assurer son alimentation quotidienne ne pourra pas couvrir les frais médicaux, même si les médicaments sont disponibles. La pauvreté et la maladie deviennent ainsi un cercle vicieux menant à une mort lente. Analysé sous cet angle, l’effondrement sanitaire du Soudan n’est qu’une manifestation supplémentaire de l’effondrement du contrat social qui liait autrefois l’État à ses citoyens. Quand la vie du citoyen perd toute valeur, l’essence même de l’État s’écroule.

Ironiquement, la crise sanitaire peut devenir un levier politique pour les forces en conflit. L’armée pourrait utiliser les images des hôpitaux détruits pour susciter la sympathie internationale, tandis que les forces de soutien rapide pourraient se présenter comme capables de protéger les civils en ouvrant certains centres de soins dans leurs zones de contrôle. Mais ces stratégies ne changent rien à la réalité fondamentale : les deux parties sont responsables de la situation actuelle, et la responsabilité principale incombe aux élites qui ont privilégié la guerre au dialogue, le pouvoir à l’intérêt général.

Sur le plan international, le monde réagit avec un détachement frappant. Certes, des déclarations régulières sont émises par l’ONU et les organisations humanitaires, mais l’ampleur de l’intervention réelle reste limitée. Ce retard reflète le fait que le Soudan n’est pas une priorité sur l’agenda international et que la mort de milliers de personnes en raison des épidémies n’inquiète que lorsque la menace déborde des frontières. Cette posture soulève des questions sur la justice du système international et sa capacité à protéger les vies dans les zones de conflits oubliées.

Néanmoins, la crise actuelle pourrait être le germe de transformations politiques significatives. L’histoire soudanaise regorge de révolutions nées de la souffrance sociale, de l’insurrection d’octobre 1964 à la révolution de décembre 2018. Aujourd’hui, la maladie pourrait être l’étincelle unissant la colère populaire contre les élites militaires. La faim peut parfois être tolérée, mais voir des enfants mourir faute d’un médicament basique pourrait constituer la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

Le danger réside dans le fait que cette colère pourrait suivre des trajectoires désorganisées si aucune direction civile n’est capable de la canaliser. L’absence d’alternative politique organisée rend toute protestation spontanée vulnérable à l’exploitation par des forces armées ou étrangères. La responsabilité des forces civiles soudanaises est donc claire : agir pour proposer une vision claire de l’avenir post-conflit ou laisser le terrain libre à d’autres forces qui reproduiront la crise de manière encore plus tragique.

En conclusion, ce qui se passe au Soudan aujourd’hui n’est pas seulement un effondrement sanitaire, mais le signe d’un effondrement complet de l’État. La sortie de cette crise ne sera pas uniquement médicale, mais avant tout politique. Aucun médicament ne peut guérir une maladie nourrie par la guerre, la corruption et l’absence de vision. La solution commence par l’arrêt de la guerre et la neutralisation du secteur sanitaire, suivie de la construction d’un nouveau contrat social plaçant la vie du citoyen au centre des priorités. Sans cela, le Soudan restera prisonnier d’une mort lente, visible dans les cris des malades et la douleur des familles, tandis que les dirigeants comptent leurs gains dans une guerre absurde et interminable.

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